«Il n’a pas de caractère, il n’a pas de caractère, ce gamin, il n’a ni caractère ni cœur, je l’ai toujours dit, reprit Anna Andréievna. On n’a même pas su l’élever, c’est un écervelé, il abandonne pour cet amour, Seigneur mon Dieu! Que va-t-elle devenir, la malheureuse? Et qu’est-ce qu’il a trouvé dans l’autre, je n’en reviens pas!
– J’ai entendu dire, repris-je, que cette fille est charmante, d’ailleurs Nathalia Nikolaievna dit la même chose…
– Ne le crois pas! interrompit la vieille. Charmante! Pour vous autres fanfarons, le premier jupon qui frétille est charmant. Et si Natacha fait son éloge, c’est par générosité. Elle ne sait pas le retenir; elle lui pardonne tout, mais elle souffre. Combien de fois ne l’a-t-il pas trompée! Le brigand, le sans-cœur! Pour moi, Ivan Petrovitch, j’en suis terrifiée. L’orgueil les a tous affolés. Si seulement mon vieux s’apaisait, pardonnait à ma petite chérie et la ramenait ici. Que je puisse l’embrasser, la regarder! A-t-elle maigri?
– Oui, Anna Andréievna.
– Ah! mon ami! Et il m’arrive un malheur, Ivan Petrovich! J’ai pleuré toute la nuit et toute la journée…, mais je te raconterai cela plus tard! Combien de fois j’ai été sur le point de lui demander de lui pardonner! Je n’ose pas directement, alors je lui en ai parlé de loin, d’une manière adroite. Mais le cœur me manque; je me dis qu’il va se mettre en colère et la maudire pour toujours! Il ne l’a pas encore maudite…, et justement j’ai peur qu’il ne le fasse… Que se passerait-il alors? Quand le père maudit, Dieu châtie aussi. C’est ainsi que je vis chaque jour, je tremble de frayeur. Quant à toi, Ivan Petrovitch, tu devrais avoir honte; pourtant, tu as grandi dans notre maison et nous t’avons tous cajolé comme notre enfant, et tu t’es mis aussi dans l’idée qu’elle était charmante! Mais qu’est-ce qui te prend? Charmante! Et voilà Maria Vassilievna qui va encore plus loin. (J’ai péché, je l’ai invitée une fois à prendre le café pendant que le mien était sorti tout un matin pour affaires.) Elle m’a dit tous les dessous de l’histoire. Le prince, le père d’Aliocha, a une liaison défendue avec une comtesse. On dit que la comtesse lui en veut depuis longtemps de ne pas l’épouser, mais lui traîne toujours. Et cette comtesse, lorsque son mari était encore en vie, s’était fait remarquer par sa mauvaise conduite. Quand son mari est mort, elle est partie à l’étranger et hardi les Italiens et les Français! Elle a trouvé quelques barons; c’est là-bas qu’elle a accroché aussi le prince Piotr Alexandrovitch. Pendant ce temps-là, sa belle-fille, la fille de son premier mari, un fermier des eaux-de-vie, grandissait. La comtesse, la belle-mère, jetait son argent par les fenêtres et Katerina Fiodorovna, pendant ce temps, grandissait, et les deux millions que son père lui avait laissés au mont-de-piété s’accroissaient. Maintenant on dit qu’elle en a trois; le prince s’est dit tout de suite: «Voilà l’occasion de marier Aliocha.» (Il a l’œil! Il ne laisse pas échapper ce qu’il tient!) Leur parent, un comte, un homme haut placé, qui est reçu à la Cour, tu te souviens, est aussi d’accord; trois millions, ce n’est pas une plaisanterie. «C’est bon, a-t-il dit, mettez-vous d’accord avec la comtesse.» Le prince fait part de son désir à la comtesse. Celle-ci fait des pieds et des mains: c’est une femme sans principes, à ce qu’on dit, et insolente; il paraît même qu’ici tout le monde ne la reçoit pas; ce n’est pas comme à l’étranger. Elle a dit: «Non, prince, toi-même tu vas m’épouser, mais ma belle fille ne sera pas la femme d’Aliocha.» Et la jeune fille, à ce qu’on raconte, adore sa belle-mère; elle a un culte pour elle, elle lui obéit en tout. Elle est douce, paraît-il, c’est un ange! Le prince voit de quoi il retourne et dit: «Ne t’inquiète pas, comtesse. Tu as dépensé ton bien et tu n’as que des dettes. Mais si ta belle-fille épouse Aliocha, ils feront la paire: c’est une innocente et mon Aliocha est un bêta; nous les prendrons en main, nous les tiendrons de concert sous notre tutelle: ainsi, tu auras de l’argent, toi aussi. Mais qu’as-tu besoin de m’épouser?» C’est un homme rusé! Un franc-maçon! Cela se passait il y a six mois, la comtesse n’était pas décidée, et maintenant on dit qu’ils sont partis à Varsovie et qu’ils se sont mis d’accord là-bas. Voilà ce qu’on m’a dit, c’est Maria Vassilievna qui m’a raconté tout cela, du commencement à la fin; elle le tient elle-même de quelqu’un de sûr. Ainsi voilà le fond de l’affaire: du bon argent, des millions, mais dire qu’elle est charmante!»
Le récit d’Anna Andréievna me frappa. Il coïncidait exactement avec tout ce qu’Aliocha m’avait dit il y a peu de temps. En me parlant, il m’avait juré que jamais il ne se marierait pour de l’argent. Mais Katerina Fiodorovna lui avait fait forte impression. Aliocha m’avait dit aussi que son père se remarierait peut-être, bien qu’il démentît ces bruits afin de ne pas irriter la comtesse à l’avance. J’ai déjà dit qu’Aliocha aimait beaucoup son père: il l’admirait, en était fier, et croyait en lui comme dans un oracle.
«Et elle n’est même pas de famille noble, ton enchanteresse! poursuivit Anna Andréievna, exaspérée par mon éloge de la future fiancée du jeune prince. Natacha serait un meilleur parti pour lui. Celle-ci est la fille d’un fermier des eaux-de-vie, tandis que Natacha est de vieille lignée, de haute noblesse. Mon vieux, hier (j’ai oublié de vous le raconter), a ouvert sa cassette en fer forgé, vous savez? et toute la nuit il est resté assis en face de moi à déchiffrer nos vieux parchemins. Il avait l’ait tellement sérieux. Je tricotais des bas, et j’avais peur de le regarder. Alors, il a vu que je me taisais, il s’est fâché, puis il m’a appelée et toute la soirée m’a expliqué notre généalogie. Il en sort que nous, les Ikhméniev, nous étions déjà nobles du temps d’Ivan le Terrible, et que mes parents, les Choumilov, étaient déjà connus sous Alexeï Mikhaïlovitch; nous avons les documents et on en fait mention dans l’histoire de Karamzine. Ainsi, mon cher, nous en valons bien d’autres à ce point de vue. Quand le vieux a commencé à m’expliquer, j’ai compris tout de suite ce qu’il avait dans la tête. Lui aussi, cela le blesse qu’on méprise Natacha. Ils n’ont pas d’autre avantage sur nous que leur richesse. Que l’autre, Piotr Alexandrovitch, ce brigand, se démène pour une fortune: tout le monde sait qu’il a une âme cruelle et avide. On dit qu’il est entré secrètement chez les jésuites à Varsovie? Est-ce vrai?
– Ce sont des stupidités, répondis-je, intéressé malgré moi par la persistance de ce bruit. Mais il était curieux d’apprendre que Nikolaï Serguéitch avait déchiffré ses papiers de famille. Auparavant, jamais il ne se targuait de son ascendance.
– Ce sont tous des vauriens, des sans-cœur! poursuivit Anna Andréievna: mais qu’est-ce qu’elle fait, elle, ma colombe, elle est triste, elle pleure? Ah! il est temps que tu ailles chez elle! Matriona! Matriona! Scélérate! Est-ce qu’on ne l’a pas offensée? Parle donc, Vania.»
Que pouvais-je répondre? La vieille fondit en larmes. Je lui demandai quel était encore ce malheur qu’elle se préparait, à me raconter tout à l’heure.
«Ah! mon cher, il ne suffit pas d’être dans la détresse! il faut croire que nous n’avons pas encore bu la coupe jusqu’à la lie! Tu te souviens, mon ami, ou tu ne te souviens pas, que j’avais un médaillon en or, fait pour placer un souvenir, et qui contenait un portrait d’enfant de ma chère Natacha; elle avait alors huit ans, mon petit ange. Nous avions commandé ce portrait à un peintre de passage, Nikolaï Serguéitch et moi, mais je vois que tu as oublié! C’était un bon peintre, il l’avait représentée en amour; elle avait alors des cheveux mousseux tout dorés. Il l’avait représentée dans une chemisette de mousseline, on voyait son petit corps à travers: elle était si jolie qu’on ne pouvait se lasser de la contempler. J’avais demandé au peintre de lui ajouter des petites ailes, mais il n’a pas voulu. Donc, mon ami, après toutes ces abominations, j’avais sorti ce médaillon de ma cassette et je l’avais pendu à mon cou à un cordon; je le portais avec ma croix et j’avais peur que mon mari ne s’en aperçoive. Car il avait ordonné de jeter ou de brûler toutes ses affaires pour que rien ne nous la rappelle. Mais moi, il fallait au moins que je puisse regarder son portrait; de temps à autre, je pleurais en le regardant, cela me faisait du bien et parfois, quand j’étais seule, je le mangeais de baisers, comme si c’était elle-même que j’embrassais; je lui donnais des noms tendres, et je la signais toujours pour la nuit. Je parlais avec elle tout haut, quand j’étais seule, je lui demandais quelque chose et je me figurais qu’elle me répondait, et je lui demandais encore autre chose. Oh! mon cher Vania, cela me fait mal rien que de le raconter! Voilà, j’étais contente qu’au moins il ne sache rien du médaillon et n’ait rien remarqué; seulement, hier matin, plus de médaillon! il ne restait que le cordon qui pendait, il s’était cassé, je l’avais sans doute laissé tomber. J’en étais malade. J’ai cherché, cherché, rien! Il avait disparu! Où pouvait-il s’être fourré? Je me suis dit qu’il avait dû sûrement glisser dans mon lit; j’ai fouillé, rien! S’il s’était détaché et était tombé quelque part, peut-être que quelqu’un l’avait trouvé, et qui pouvait le trouver sinon LUI ou Matriona? Pour Matriona, il ne faut même pas y penser, elle m’est entièrement dévouée… Matriona, est-ce que tu apportes bientôt le samovar? Alors, je me dis, s’il le trouve qu’est-ce qui va se passer? Je reste sans rien faire à me lamenter et je pleure, sans pouvoir retenir mes larmes. Et Nikolaï Serguéitch est de plus en plus tendre avec moi; il devient triste en me regardant, comme s’il savait pourquoi je pleure et il me plaint. Alors je me dis à part moi: comment peut-il le savoir? Il a peut-être réellement trouvé le médaillon et il l’a jeté par la fenêtre. Car il en est capable; il l’a jeté et maintenant il est triste, il regrette de l’avoir jeté. Là-dessus je suis allée dans la cour, chercher sous la fenêtre avec Matriona, je n’ai rien trouvé. Il a complètement disparu. J’ai passé toute la nuit à pleurer. C’était la première fois que je ne l’avais pas signé pour la nuit. Oh! cela fera du vilain, cela fera du vilain, Ivan Petrovitch, cela n’annonce rien de bon; ça fait un jour entier que je pleure sans discontinuer. Je vous attendais comme un envoyé de Dieu, pour me soulager au moins.»