– Vous considérez donc l'enfance comme un âge béni?
– Vous avez entendu ce que vous venez de dire? «L'enfance est un âge béni.»
– C'est un lieu commun, mais c'est vrai, non?
– Bien sûr que c'est vrai, animal! Mais est-il nécessaire de le dire? Tout le monde sait ça.
– En fait, monsieur Tach, vous êtes quelqu'un de désespéré.
– C'est maintenant que vous le découvrez? Reposez-vous, jeune homme, tant de génie va vous épuiser.
– Quels sont les fondements de votre désespoir?
– Tout. Ce n'est pas tant le monde qui est mal fichu, mais la vie. La mauvaise foi actuelle consiste aussi à clamer le contraire. Non mais vous les entendez tous bêler de concert: «La vie est bêêêêlle! Nous aimons la vie!» Ça me fait grimper au plafond, d'entendre de pareilles sottises.
– Ces sottises sont peut-être sincères.
– Je le crois aussi, et ce n'en est que plus grave: ça prouve que la mauvaise foi est efficace, que les gens avalent ces sornettes. Ainsi, ils ont des vies de merde avec des boulots de merde, ils vivent dans des endroits horribles avec des personnes épouvantables, et ils poussent l'abjection jusqu'à appeler ça le bonheur.
– Mais tant mieux pour eux, s'ils sont heureux comme cela!
– Tant mieux pour eux, comme vous dites.
– Et vous, monsieur Tach, quel est votre bonheur?
– Néant. J'ai la paix, c'est déjà ça – enfin, j'avais la paix.
– N'avez-vous jamais été heureux?
Silence.
– Dois-je comprendre que vous avez été heureux?… Dois-je comprendre que vous n'avez jamais été heureux?
– Taisez-vous, je réfléchis. Non, je n'ai jamais été heureux.
– C'est terrible.
– Vous voulez un mouchoir?
– Même pendant votre enfance?
– Je n'ai jamais été enfant.
– Que voulez-vous dire?
– Ça, très exactement.
– Vous avez bien été petit!
– Petit, oui, mais pas enfant. J'étais déjà Prétextat Tach.
– Il est vrai qu'on ne sait rien de votre enfance. Vos biographies commencent toujours quand vous êtes déjà adulte.
– Normal, puisque je n'ai pas eu d'enfance.
– Vous avez eu des parents, quand même.
– Vous accumulez les intuitions géniales, jeune homme.
– Que faisaient vos parents?
– Rien.
– Comment cela?
– Rentiers. Très vieille fortune de famille.
– Existe-t-il d'autres descendants que vous?
– C'est le fisc qui vous envoie?
– Non, je voulais seulement savoir si…
– Mêlez-vous de vos affaires.
– Etre journaliste, monsieur Tach, c'est se mêler des affaires des autres.
– Changez de métier.
– Pas question. J'aime ce métier.
– Mon pauvre garçon.
– Je vais vous poser ma question autrement: racontez-moi la période de votre vie au cours de laquelle vous avez été le plus heureux.
Silence.
– Faut-il que je vous pose ma question d'une autre manière?
– Vous me prenez pour un crétin ou quoi? A quel jeu jouez-vous? Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour, etc., c'est ça?
– Calmez-vous, j'essaie seulement de faire mon métier.
– Eh bien moi, j'essaie de faire le mien.
– Alors pour vous, un écrivain est une personne dont le métier consiste à ne pas répondre aux questions?
– Voilà.
– Et Sartre?
– Quoi, Sartre?
– En voilà un qui répondait aux questions, non?
– Et alors?
– Cela contredit votre définition.
– Pas le moins du monde: ça la confirme, au contraire.
– Vous voulez dire que Sartre n'est pas un écrivain?
– Vous ne le saviez pas?
– Mais enfin, il écrivait remarquablement bien.
– Certains journalistes aussi écrivent remarquablement bien. Mais il ne suffit pas d'avoir une bonne plume pour être écrivain.
– Ah non? Et que faut-il d'autre alors?
– Beaucoup de choses. D'abord, il faut des couilles. Et les couilles dont je parle se situent au-delà des sexes; la preuve, c'est que certaines femmes en ont. Oh, très peu, mais elles existent: je pense à Patricia Highsmith.
– C'est étonnant, qu'un grand écrivain comme vous aime les œuvres de Patricia Highsmith.
– Pourquoi? Ça n'a rien d'étonnant. Mine de rien, en voilà une qui doit haïr les gens autant que moi, et les femmes en particulier. On sent qu'elle n'écrit pas dans le but d'être accueillie dans les salons.
– Et Sartre, il écrivait dans le but d'être accueilli dans les salons?
– Et comment! Je n'ai jamais rencontré ce monsieur, mais rien qu'à le lire j'ai pu comprendre à quel point il aimait les salons.
– Difficile à avaler, de la part d'un gauchiste.
– Et alors? Vous croyez que les gauchistes n'aiment pas les salons? Je crois au contraire qu'ils les aiment plus que n'importe qui. C'est bien normal d'ailleurs: si j'avais été ouvrier toute ma vie, il me semble que je rêverais de fréquenter les salons.
– Vous simplifiez extraordinairement la situation: tous les gauchistes ne sont pas ouvriers. Certains gauchistes sont issus d'excellentes familles.
– Vraiment? Ceux-là n'ont pas d'excuse, alors.
– Seriez-vous anticommuniste primaire, monsieur Tach?
– Seriez-vous éjaculateur précoce, monsieur le journaliste?
– Mais enfin, cela n'a rien à voir.
– Je suis bien de cet avis. Alors, revenons à nos couilles. C'est l'organe le plus important de l'écrivain. Sans couilles, un écrivain met sa plume au service de la mauvaise foi. Pour vous donner un exemple, prenons un écrivain qui a une très bonne plume, fournissons-lui de quoi écrire. Avec de solides couilles, ça donnera Mort à crédit. Sans couilles, ça donnera La Nausée.
– Vous ne trouvez pas que vous simplifiez un peu?
– C'est vous, journaliste, qui me dites ça? Et moi qui essayais, avec mon exquise bonhomie, de me mettre à votre niveau!
– On ne vous en demande pas tant. Ce que je veux, c'est une définition méthodique et précise de ce que vous appelez «couilles».
– Pourquoi? Ne me dites pas que vous essayez de rédiger une brochure de vulgarisation à mon sujet!
– Mais non! Je désirais seulement avoir une communication un tant soit peu claire avec vous.
– Ouais, c'est bien ce que je craignais.
– Allons, monsieur Tach, simplifiez-moi la tâche, pour une fois.
– Sachez que j'ai horreur des simplifications, jeune homme; alors, a fortiori, si vous me demandez de me simplifier moi-même, ne vous attendez pas à ce que je sois enthousiaste.
– Mais je ne vous demande pas de vous simplifier vous-même, voyons! Je vous demande seulement une toute petite définition de ce que vous appelez «couilles».
– Ça va, ça va, ne pleurez pas. Mais qu'est-ce que vous avez, vous autres journalistes? Vous êtes tous des hypersensibles.
– Je vous écoute.
– Eh bien, les couilles sont la capacité de résistance d'un individu à la mauvaise foi ambiante. Scientifique, hein?
– Poursuivez.
– Autant vous dire que presque personne n'a ces couilles-là. Quant à la proportion de gens qui ont à la fois une bonne plume et ces couilles-là, elle est infinitésimale. C'est pourquoi il y a si peu d'écrivains sur terre. D'autant plus que d'autres qualités sont aussi requises.
– Lesquelles?
– Il faut une bitte.
– Après les couilles, la bitte: logique. Définition de la bitte?
– La bitte, c'est la capacité de création. Rares sont les gens qui sont capables de créer réellement. La plupart se contentent de copier les prédécesseurs avec plus ou moins de talent – prédécesseurs qui sont le plus souvent d'autres copieurs. Il peut arriver qu'une bonne plume soit pourvue d'une bitte mais pas de couilles: Victor Hugo, par exemple.