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– Pas du tout. Mais si je voulais du fric, je me serais adressée à plus riche que vous. Et de vous, je désire autre chose.

– Pas mon pucelage, quand même?

– Il vous obsède, ce pucelage. Non, il faudrait vraiment que je sois en manque pour désirer une pareille horreur.

– Merci. Que voulez-vous, alors?

– Vous parliez de ramper. Je propose que l'enjeu soit identique pour nous deux: si je craque, c'est moi qui rampe à vos pieds, mais si vous craquez, c'est à vous de ramper à mes pieds. Moi aussi, j'aime qu'on rampe devant moi.

– Vous êtes touchante, de vous croire capable de vous mesurer à moi.

– Il me semble avoir déjà remporté une première manche tout à l'heure.

– Ma pauvre enfant, vous appelez ça une première manche? Ce n'étaient que d'adorables préliminaires.

– Au terme desquels je vous ai écrasé.

– Peut-être. Mais vous disposiez pour cette victoire d'un seul argument massue, que vous n'avez plus maintenant.

– Ah?

– Oui, votre argument était de prendre la porte. A présent vous n'en seriez plus capable, vous désirez trop l'enjeu. J'ai vu vos yeux briller à l'idée que je rampe à vos pieds. Cette perspective vous plaît trop. Vous ne partirez pas avant la fin du pari.

– Vous le regretterez peut-être.

– Peut-être. Entre-temps, je sens que je vais m'amuser. J'adore écraser les gens, désarçonner la mauvaise foi dont vous êtes tous les suppôts. Et il y a un exercice qui me fait particulièrement jouir: humilier les femelles prétentieuses, les merdeuses dans votre genre.

– Moi, mon divertissement de prédilection, c'est dégonfler les grosses baudruches satisfaites d'elles-mêmes.

– Ce que vous venez de dire est tellement typique de votre époque. Aurais-je affaire à un moulinet à slogans?

– Ne vous inquiétez pas, monsieur Tach: vous aussi, par votre hargne réactionnaire, par votre racisme ordinaire, vous êtes typique de notre époque. Vous étiez fier, n'est-ce pas, de vous croire anachronique? Vous ne l’êtes pas du tout. Historiquement, vous n'êtes même pas originaclass="underline" chaque génération a eu son imprécateur, son monstre sacré dont la gloire reposait uniquement sur la terreur qu'il inspirait aux âmes naïves. Est-il nécessaire de vous dire combien cette gloire-là est fragile et qu'on vous oubliera? Vous aviez raison d'affirmer que personne ne vous lit. A présent, votre grossièreté et vos injures rappellent au monde votre existence; quand vos cris se seront tus, plus personne ne se souviendra de vous puisque personne ne vous lira. Et ce sera tant mieux.

– Quel délicieux petit morceau d'éloquence, mademoiselle! Où diable avez-vous été formée? Ce mélange d'agressivité minable et d'envolées cicéroniennes, le tout nuancé (si l'on peut dire) de petites touches hégéliennes et sociolâtres: un chef-d'œuvre.

– Cher monsieur, je vous rappelle que, pari ou pas pari, je suis toujours journaliste. Tout ce que vous dites est enregistré.

– Formidable. Nous sommes en train d'enrichir la pensée occidentale de sa dialectique la plus brillante.

– Dialectique, c'est le mot qu'on emploie quand on n'en a plus aucun autre en réserve, non?

– Bien vu. C'est le joker des salons.

– Dois-je en conclure que vous n'avez déjà plus rien à me dire?

– Je n'ai jamais rien eu à vous dire, mademoiselle. Quand on s'emmerde comme je m'emmerde depuis vingt-quatre ans, on n'a rien à dire aux gens. Si on aspire cependant à leur compagnie, c'est dans l'espoir d'être diverti, sinon par leur esprit, au moins par leur bêtise. Alors, faites quelque chose, divertissez-moi.

– Je ne sais si je parviendrai à vous divertir, mais je suis certaine de parvenir à vous déranger.

– Me déranger! Ma pauvre enfant, mon estime pour vous vient de chuter en dessous de zéro. Me déranger! Enfin, vous auriez pu dire pire, vous auriez pu dire déranger tout court. De quelle époque date cet emploi intransitif du verbe déranger? De Mai 68? Ça ne m'étonnerait pas, ça pue son petit cocktail Molotov, sa petite barricade, sa petite révolution pour étudiants bien nourris, ses petits lendemains qui chantent pour fils de famille. Vouloir «déranger», c'est vouloir «remettre en question», «conscientiser» – et pas d'objet direct, s'il vous plaît, ça fait tellement plus intelligent, et puis c'est bien pratique parce que, au fond, ça permet de ne pas préciser ce qu'on serait incapable de préciser.

– Pourquoi perdez-vous votre temps à me dire ça? Je l'avais précisé, mon objet direct: j'avais dit «vous déranger».

– Ouais. Ce n'est pas beaucoup mieux. Ma pauvre enfant, vous auriez fait une parfaite assistante sociale. Le plus drôle, c'est la fierté de ces gens qui déclarent vouloir déranger: ils vous parlent avec l'autosatisfaction des messies en voie de développement. C'est qu'ils ont une mission, ma parole! Eh bien, allez-y, conscientisez-moi, dérangez-moi, qu'on se marre un peu.

– C'est extraordinaire, je vous divertis déjà.

– Je suis bon public. Continuez.

– Soit. Tout à l'heure, vous disiez que vous n'aviez rien à me dire. Ce n'est pas réciproque.

– Laissez-moi deviner. Qu'est-ce qu'une petite femelle de votre espèce pourrait trouver à me dire? Que la femme n'est pas valorisée dans mon œuvre? Que sans femme, l'homme n'atteindra jamais son épanouissement?

– Raté.

– Alors, vous voulez peut-être savoir qui fait le ménage ici?

– Pourquoi pas? Ça vous donnera l'occasion d'être intéressant, pour une fois.

– C'est ça, jouez la provocation, c'est l’arme des minables. Eh bien, apprenez qu'une dame portugaise vient chaque jeudi après-midi nettoyer mon appartement et prendre mon linge sale. Voilà au moins une femme qui a un emploi respectable.

– Dans votre idéologie, la femme est à la maison, avec un torchon et un balai, n'est-ce pas?

– Dans mon idéologie, la femme n'existe pas.

– De mieux en mieux. Le jury du Nobel avait dû attraper une solide insolation, le jour où il vous a élu.

– Pour une fois, nous sommes d'accord. Ce prix Nobel est un sommet dans l'histoire des malentendus. M'attribuer, à moi, le prix Nobel de littérature équivaut à donner le prix Nobel de la paix à Saddam Hussein.

– Ne vous vantez pas. Saddam est plus célèbre que vous.

– Normal, on ne me lit pas. Si on me lisait, je serais plus nocif et donc plus célèbre que lui.

– Seulement voilà, on ne vous lit pas. Comment expliquez-vous ce refus universel de vous lire?

– Instinct de conservation. Réflexe immunitaire.

– Vous trouvez toujours des explications flatteuses pour vous. Et si on ne vous lisait pas tout simplement parce que vous êtes ennuyeux?

– Ennuyeux? Quel euphémisme exquis. Pourquoi ne dites-vous pas chiant?

– Je ne vois pas la nécessité de s'en tenir à un langage ordurier. Mais n'éludez pas ma question, cher monsieur.

– Suis-je ennuyeux? Je vais vous donner une réponse éblouissante de bonne foi: je n'en sais rien. De tous les habitants de cette planète, je suis l'être le moins bien placé pour le savoir. Kant pensait certainement que Critique de la raison pure était un livre passionnant, et ce n'était pas de sa faute: il avait le nez dessus. Aussi me vois-je dans l'obligation, mademoiselle, de vous rendre votre question toute nue: suis-je ennuyeux? Si sotte que vous soyez, votre réponse a plus d'intérêt que la mienne, même si vous ne m'avez pas lu, ce qui est hors de doute.

– Erreur. Vous avez devant vous l'un des rares êtres humains à avoir lu vos vingt-deux romans, sans en avoir sauté une ligne.

L'obèse en resta sans voix pendant quarante secondes.

– Bravo. J'aime les gens capables de mensonges aussi énormes.

– Navrée, c'est la vérité. J'ai tout lu de vous.

– Sous la menace d'un revolver?

– De ma propre volonté – non, de mon propre désir.