– Vous avez un sens de l'humour étonnamment déplacé.
– Ensuite, je regarde le lac dont le vent a uniformisé la surface jusqu'à effacer les derniers remous de la chute de Léopoldine. Et je pense que ce linceul est digne de ma cousine. Brusquement, je songe à la noyade de Villequier et je me rappelle le mot d'ordre: «Attention, Prétextât, pas de loi du genre, pas de plagiat.» Alors je plonge, j'atteins les profondeurs verdâtres où m'attend ma cousine, encore si proche de moi et déjà énigmatique comme un vestige immergé. Ses longs cheveux flottent plus haut que sa figure, et elle a pour moi un mystérieux sourire d'Atlante.
Long silence.
– Et après?
– Oh, après… Je la remonte à la surface et je prends dans mes bras son corps léger, souple comme une algue. Je la ramène au château, où l'arrivée de ces deux nudités charmantes fait grande impression. On s'aperçoit vite que Léopoldine est encore beaucoup plus nue que moi. Quoi de plus nu qu'un cadavre? Commencent alors des démonstrations ridicules, cris, pleurs, lamentations, imprécations contre le sort et contre ma négligence, désespoir – une scène d'un kitsch digne d'un plumitif de troisième zone: dès que ce n'est plus moi qui agence les choses, les tableaux prennent une tournure du dernier mauvais goût.
– Vous pourriez comprendre la détresse de ces gens, et surtout des parents de la victime.
– Détresse, détresse… Ceci me paraît très exagéré. Léopoldine n'était pour eux qu'une idée charmante et décorative. Ils ne la voyaient presque jamais. Depuis trois ans que nous avions quasi élu domicile dans la forêt, ils ne s'étaient pas tant inquiétés. Vous savez, ces châtelains vivaient dans un monde d'imageries très conventionnelles; là, ils avaient compris que le thème de la scène était «le cadavre de l'enfant noyée rendu à ses parents». Vous pouvez imaginer les références naïvement shakespeariennes et hugoliennes qui s'imposaient à ces braves gens. Celle qu'ils pleurèrent ne fut pas Léopoldine de Planèze de Saint-Sulpice, mais Léopoldine Hugo, mais Ophélie, mais toutes les innocences noyées de l'univers. Pour eux, l'hiérinfante était un cadavre abstrait, on pourrait même dire qu'elle était un phénomène purement culturel, et en se lamentant ils ne faisaient que prouver la profonde alphabétisation de leurs sensibilités. Non, la seule personne qui connaissait la vraie Léopoldine, la seule personne qui aurait eu des raisons concrètes de pleurer sa mort, c'était moi.
– Mais vous ne pleuriez pas.
– De la part d'un assassin, pleurer sa victime, ce serait ne pas avoir de suite dans les idées. Et puis, j'étais bien placé pour savoir que ma cousine était heureuse, heureuse pour jamais. Aussi étais-je serein et souriant au milieu de ces lamentations hirsutes.
– Ce qui vous fut reproché par la suite, je suppose.
– Vous supposez bien.
– Je suis obligée de me contenter de ces suppositions, vu que votre roman ne va pas beaucoup plus loin.
– En effet. Vous avez pu constater que Hygiène de l'assassin est une œuvre très aquatique. Achever ce livre par l'incendie du château eût endommagé une cohérence hydrique aussi parfaite. Je suis agacé par ces artistes qui ne manquent jamais de coupler l'eau et le feu: un dualisme aussi banal tient de la pathologie.
– N'essayez pas de m'avoir. Ce ne sont pas ces considérations métaphysiques qui vous ont déterminé à abandonner votre narration d'une manière aussi abrupte. Vous me le disiez vous-même tout à l'heure, c'est une cause mystérieuse qui est venue bloquer votre plume. Je récapitule vos pages finales: vous laissez le cadavre de Léopoldine dans les bras des parents éplorés, après leur avoir fourni des explications sommaires au point d'être cyniques. La dernière phrase du roman est celle- ci: «Et je suis monté dans ma chambre.»
– Ce n'est pas mal, comme fin.
– Admettons, mais concevez que le lecteur reste sur sa faim.
– Ce n'est pas mal, comme réaction.
– Pour une lecture métaphorique, oui. Pas pour la lecture carnassière que vous recommandez.
– Chère mademoiselle, vous avez à la fois raison et tort. Vous avez raison, c'est une cause mystérieuse qui m'a contraint à laisser ce roman inachevé. Vous avez néanmoins tort parce que, en bonne journaliste, vous auriez voulu que je poursuive la narration d'une manière linéaire. Croyez-moi, c'eût été sordide, car ce qui a suivi ce 13 août n'a été, jusqu'à aujourd'hui, qu'une déchéance immonde et grotesque. Dès le 14 août, l'enfant maigre et sobre que j'étais est devenu un goinfre épouvantable. Était-ce le vide laissé par la mort de Léopoldine? J'avais continuellement faim de nourritures infâmes – ce goût m'est resté. En six mois, j'avais triplé de poids, j'étais devenu pubère et horrible, j'avais perdu tous mes cheveux, j'avais tout perdu. Je vous parlais de l'imagerie conventionnelle de ma famille: cette imagerie voulait que, suite à la mort d'un être cher, les proches jeûnassent et maigrissent. Ainsi, tous les gens du château jeûnaient et maigrissaient, tandis que, seul de ma scandaleuse espèce, je m'empiffrais et j'enflais à vue d'oeil. Je me souviens, non sans hilarité, de ces repas contrastés; mes grands-parents, mon oncle et ma tante salissaient à peine leurs assiettes et, consternés, me regardaient vider les plats et bouffer comme un malpropre. S'ajoutant aux ecchymoses louches qu'ils avaient vues autour du cou de Léopoldine, cette boulimie enflamma les déductions. On ne me parlait plus, je me sentais auréolé de soupçons haineux.
– Et fondés.
– Concevez que j'aie voulu me débarrasser de cette atmosphère qui, peu à peu, cessait de m'amuser. Et concevez que j'aie répugné à démythifier mon splendide roman par ce lamentable épilogue. Vous aviez donc tort de désirer une suite en bonne et due forme, et cependant vous aviez raison, parce que cette histoire exigeait une vraie fin – mais cette fin, je ne pouvais pas la connaître avant aujourd'hui, puisque c'est vous qui me l'apportez.
– Je vous ai apporté une fin, moi?
– C'est ce que vous êtes en train de faire à l'instant.
– Si vous vouliez me mettre mal à l'aise, vous avez réussi, mais j'aimerais une explication.
– Vous m'avez déjà apporté une donnée finale du plus haut intérêt, avec votre remarque sur les cartilages.
– J'espère que vous n'avez pas l'intention de gâcher ce beau roman en lui greffant le délire cartilagineux dont vous m'avez assommée tout à l'heure.
– Pourquoi pas? C'était une sacrée trouvaille.
– Je m'en voudrais, de vous avoir suggéré une fin aussi mauvaise. Mieux vaut encore laisser votre roman inachevé.
– Ça, c'est à moi d'en juger. Mais vous allez m'apporter autre chose.
– Quoi donc?
– C'est vous qui allez me l'apprendre, ma chère enfant. Passons au dénouement, voulez-vous? Nous avons attendu la durée réglementaire.
– Quel dénouement?
– Ne faites pas l'innocente. Allez-vous me dire enfin qui vous êtes? Quel mystérieux lien pouvez-vous avoir avec moi?
– Aucun.
– Ne seriez-vous pas la dernière rescapée de la lignée de Planèze de Saint-Sulpice?
– Vous savez bien que cette famille s'est éteinte sans descendance – vous y êtes d'ailleurs pour quelque chose, non?
– Auriez-vous un lointain parent Tach?
– Vous savez très bien que vous êtes le dernier descendant des Tach.
– Vous êtes la petite-fille du précepteur?
– Mais non! Qu'allez-vous imaginer?
– Qui était votre aïeul, alors? Le régisseur ou le majordome du château? Le jardinier? Une femme de chambre? La cuisinière?
– Arrêtez de délirer, monsieur Tach; je n'ai aucun lien d'aucune sorte avec votre famille, votre château, votre village ou votre passé.
– C'est inadmissible.
– Pourquoi?