– Vous ne vous seriez pas donné tant de mal à faire des recherches sur mon compte si quelque lien obscur ne vous unissait pas à moi.
– Je vous surprends en flagrant délit de déformation professionnelle, cher monsieur. Comme un écrivain obsessionnel, vous ne pouvez pas supporter l'idée qu'il n'existe aucune corrélation mystérieuse entre vos personnages. Les romanciers véritables sont des généalogistes qui s'ignorent. Navrée de vous décevoir: je suis pour vous une étrangère.
– Vous avez certainement tort. Peut-être ne connaissez-vous pas vous-même le lien familial, historique, géographique ou génétique qui nous unit, mais il est hors de doute que ce lien existe. Voyons… Un de vos aïeux ne serait-il pas mort noyé? N'y a-t-il pas eu des strangulations dans votre entourage collatéral?
– Arrêtez ce délire, monsieur Tach. Vous chercheriez en vain des similitudes entre nos deux cas – à supposer que ces similitudes aient une quelconque signification. En revanche, ce qui me paraît significatif, c'est votre besoin d'établir une similitude.
– Significatif de quoi?
– Là est la vraie question, et c'est à vous qu'elle se pose.
– J'ai compris, c'est encore moi qui vais devoir tout faire. Au fond, les théoriciens du Nouveau Roman étaient d'énormes farceurs: la vérité, c'est que rien n'a changé dans la création. Face à un univers informe et insensé, l'écrivain est contraint à jouer les démiurges. Sans l'agencement formidable de sa plume, le monde n'aurait jamais été capable de donner des contours aux choses, et les histoires des hommes auraient toujours béé, comme d'effarantes auberges espagnoles. Et, conformément à cette tradition multimillénaire, voilà que vous m'implorez de jouer au souffleur, de composer votre propre texte, de ponctuer vos répliques.
– Eh bien, allez-y, soufflez.
– Je ne fais que ça, mon enfant. Ne voyez-vous pas que je vous implore, moi aussi? Aidez-moi à donner un sens à cette histoire, et n'ayez pas la mauvaise foi de me dire que nous n'avons pas besoin de sens: nous en avons besoin plus que de n'importe quoi. Rendez-vous compte! Depuis soixante-six années, j'attends de rencontrer une personne telle que vous – alors, n'essayez pas de me faire croire que vous êtes la première venue. Ne niez pas qu'un dénominateur étrange a dû orchestrer une pareille entrevue. Je vous pose ma question une dernière fois – je dis bien une dernière fois, car la patience n'est pas mon fort – et je vous en conjure, dites-moi la vérité: qui êtes-vous?
– Hélas, monsieur Tach.
– Quoi, hélas? Vous n'avez rien d'autre à me répondre?
– Si, mais êtes-vous capable d'entendre cette réponse?
– Je préfère la pire des réponses à une absence de réponse.
– Précisément. Ma réponse est une absence de réponse.
– Soyez claire, je vous prie.
– Vous me demandez qui je suis. Or, vous le savez déjà, non parce que je vous l'ai dit, mais parce que vous l'avez déjà dit vous-même. Avez-vous déjà oublié? Tout à l'heure, parmi une centaine d'injures, vous avez tapé en plein dans le mille.
– Allez-y, je suis à point.
– Monsieur Tach, je suis une sale petite fouille-merde. Il n'y a rien d'autre à dire sur mon compte, vous pouvez le croire. Je suis navrée. Soyez certain que j'aurais aimé avoir une autre réponse, mais vous exigiez la vérité, et cela est ma seule vérité.
– Je ne pourrai jamais vous croire.
– Vous avez tort. Au sujet de ma vie et de ma généalogie, je ne pourrais vous dire que des banalités. Si je n'avais pas été journaliste, je n'aurais jamais cherché à vous rencontrer. Vous aurez beau chercher, vous retomberez toujours sur la même conclusion: je suis une sale petite fouille-merde.
– Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce qu'une pareille réponse suggère comme horreurs.
– Je m'en rends compte, hélas.
– Non, vous ne vous en rendez pas compte, ou alors pas assez. Laissez-moi vous peindre vos horreurs; imaginez un vieillard mourant, absolument seul et sans espoir. Imaginez qu'une jeune personne vienne, après une attente de soixante-six années, rendre brusquement espoir à ce vieillard en ressuscitant un passé englouti. De deux choses l'une: soit cette personne est un archange mystérieusement proche du vieillard, et c'est une apothéose; soit cette personne est une parfaite étrangère motivée par la curiosité la plus malsaine, et en ce cas, permettez-moi de vous dire que c'est immonde: c'est une violation de sépulture doublée d'un abus de confiance, c'est arracher à un mourant son trésor le plus précieux en lui faisant miroiter quelque miraculeuse rétribution, et ne lui donner en échange qu'un gros tas de merde. Quand vous êtes arrivée ici, vous avez trouvé un vieillard agonisant dans ses beaux souvenirs, et résigné à ne plus avoir de présent. Quand vous partirez d'ici, vous laisserez un vieillard agonisant dans la pourriture de ses souvenirs, et désespéré de ne plus avoir de présent. Si vous aviez eu un peu de cœur ou de décence, vous m'auriez menti, vous auriez inventé quelque lien entre nous. A présent, il est trop tard, alors si vous avez un peu de cœur ou de décence, achevez-moi, mettez un terme à mon dégoût, car c'est une souffrance insupportable.
– Vous exagérez. Je ne vois pas en quoi j'ai pu dénaturer vos souvenirs à ce point.
– Mon roman avait besoin d'une fin. Par vos manœuvres, vous m'avez fait croire que vous m'apportiez cette fin. Je n'osais plus l'espérer, je revenais à la vie après une interminable hibernation – et puis, sans honte, vous me montrez vos mains vides, vous ne m'apportiez rien d'autre qu'un rebondissement illusoire. A mon âge, on ne supporte plus ces choses-là. Sans vous, je serais mort en laissant un roman inachevé. A cause de vous, c'est ma mort elle-même qui sera inachevée.
– Trêve de figures de style, voulez-vous?
– Il s'agit bien de figures de style! Auriez-vous oublié que vous m'avez dépossédé de ma substance? Je vais vous apprendre une chose, mademoiselle: l'assassin, ce n'est pas moi, c'est vous!
– Pardon?
– Vous m'avez très bien entendu. L'assassin, c'est vous, et vous avez tué deux personnes. Aussi longtemps que Léopoldine vivait dans ma mémoire, sa mort était une abstraction. Mais vous avez tué son souvenir par votre intrusion de fouille-merde, et en tuant ce souvenir vous avez tué ce qui restait de moi.
– Sophisme.
– Vous sauriez que ce n'est pas un sophisme si vous aviez une vague connaissance de l'amour. Mais comment une sale petite fouille-merde pourrait-elle comprendre ce qu'est l'amour? Vous êtes la personne la plus étrangère à l'amour qu'il m'ait été donné de rencontrer.
– Si l'amour est ce que vous dites, je suis soulagée de lui être étrangère.
– Décidément, je ne vous aurai rien appris.
– Je me demande bien ce que vous auriez pu m'apprendre, à part étrangler les gens.
– J'aurais voulu vous apprendre qu'en étranglant Léopoldine, je lui avais épargné la seule vraie mort, qui est l'oubli. Vous me considérez comme un assassin, quand je suis l'un des rarissimes êtres humains à n'avoir tué personne. Regardez autour de vous et regardez-vous vous-même: le monde grouille d'assassins, c'est-à-dire de personnes qui se permettent d'oublier ceux qu'ils ont prétendu aimer. Oublier quelqu'un: avez-vous songé à ce que cela signifiait? L'oubli est un gigantesque océan sur lequel navigue un seul navire, qui est la mémoire. Pour l'immense majorité des hommes, ce navire se réduit à un rafiot misérable qui prend l'eau à la moindre occasion, et dont le capitaine, personnage sans scrupules, ne songe qu'à faire des économies. Savez-vous en quoi consiste ce mot ignoble? A sacrifier quotidiennement, parmi les membres de l'équipage, ceux qui sont jugés superflus. Et savez-vous lesquels sont jugés superflus? Les salauds, les ennuyeux, les crétins? Pas du tout: ceux qu'on jette par-dessus bord, ce sont les inutiles – ceux dont on s'est déjà servi. Ceux-là nous ont donné le meilleur d'eux-mêmes, alors, que pourraient-ils encore nous apporter? Allons, pas de pitié, faisons le ménage, et hop! On les expédie par-dessus le bastingage, et l'océan les engloutit, implacable. Et voilà, chère mademoiselle, comment se pratique en toute impunité le plus banal des assassinats. Je n'ai jamais souscrit à cette affreuse tuerie, et c'est au nom de cette innocence que vous m'accusez aujourd'hui, conformément à ce que les humains appellent justice et qui est une sorte de mode d'emploi de la délation.