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– Rarement. Je ne bois que du sucré, alors je n'ai pas tellement envie de dessert. Et puis, entre les repas, je prends parfois des caramels. Quand j'étais jeune, je préférais les caramels écossais, exceptionnellement durs. Hélas, avec l'âge, j'ai dû me rabattre sur les caramels mous, au demeurant excellents. Je prétends que rien ne peut remplacer cette impression d'enlisement sensuel concomitant à la paralysie des mâchoires provoquée par la mastication des English toffees… Notez ce que je viens de dire, il me semble que ça sonnait bien.

– Inutile, tout est enregistré.

– Comment? Mais c'est malhonnête! Je ne peux même pas dire de bêtises, alors?

– Vous n'en dites jamais, monsieur Tach.

– Vous êtes flatteur comme un sycophante, monsieur.

– Je vous en prie, poursuivez donc votre chemin de croix digestif.

– Mon chemin de croix digestif? Bien trouvé, ça. Ne l'auriez-vous pas piqué dans l'un de mes romans?

– Non, c'est de moi.

– Ça m'étonnerait. On jurerait du Prétextat Tach. Il y eut un temps où je connaissais mes œuvres par cœur… Hélas, on a l'âge de sa mémoire, n'est-ce pas? Et non de ses artères, comme disent les imbéciles. Voyons, «chemin de croix digestif», où donc ai-je écrit ça?

– Monsieur Tach, quand bien même vous l'auriez écrit, je n'en aurais pas moins de mérite à l'avoir dit, vu que -

Lé journaliste s'arrêta en se mordant les lèvres.

– … vu que vous n'avez jamais rien lu de moi, n'est-ce pas? Merci, jeune homme, c'est tout ce que je voulais savoir. Qui êtes-vous pour avaler une sornette aussi énorme? Moi, inventer une expression aussi médiocre, aussi clinquante que «chemin de croix digestif»? C'est du niveau d'un théologien de seconde zone comme vous. Enfin, je constate avec un soulagement un peu sénile que le monde littéraire n'a pas changé: c'est encore et toujours le triomphe de ceux qui font semblant d'avoir lu Machin. Seulement, à votre époque, vous n'avez plus de mérite: il existe aujourd'hui des brochures qui permettent à des analphabètes de parler des grands auteurs avec toutes les apparences d'une culture moyenne. C'est d'ailleurs là où vous vous trompez: je considère comme un mérite le fait de ne pas m'avoir lu. J'aurais une chaleureuse admiration pour le journaliste qui viendrait m'interroger sans même savoir qui je suis, et qui ne cacherait pas cette ignorance. Mais ne rien savoir de moi à part ces espèces de milk-shakes déshydratés – «Rajoutez de l'eau et vous obtiendrez un milk-shake prêt à l'emploi» -, peut-on imaginer plus médiocre?

– Essayez de comprendre. Nous sommes le 15 et la nouvelle de votre cancer est tombée le 10. Vous avez déjà édité vingt-deux gros romans, il aurait été impossible de les lire en si peu de temps, surtout en cette période tourmentée où nous guettons les moindres informations du Moyen-Orient.

– La crise du Golfe est plus intéressante que mon cadavre, je vous l'accorde. Mais le temps que vous avez passé à potasser les brochures qui me résument, vous auriez été mieux inspiré de le consacrer à lire ne serait-ce que dix pages d'un de mes vingt-deux livres.

– Je vais vous faire un aveu.

– Inutile, j'ai compris: vous avez essayé et vous avez démissionné avant même d'avoir atteint la page 10, c'est ça? Je l'ai deviné depuis que je vous ai vu. Je reconnais à l'instant les gens qui m'ont lu: ça se lit sur leur visage. Vous, vous n'aviez l'air ni accablé, ni guilleret, ni gros, ni maigre, ni extatique: vous aviez l'air sain. Vous ne m'aviez donc pas plus lu que votre collègue d'hier. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, en dépit de tout, j'ai encore des traces de sympathie pour vous. J'en ai d'autant plus que vous avez abandonné avant la page 10: ça dénote une force de caractère dont je n'ai jamais été capable. En outre, la tentative d'aveu – superflu – vous honore. En fait, je vous eusse pris en grippe si, m'ayant bel et bien lu, vous fussiez tel que je vous vois. Mais trêve de subjonctifs risibles. Nous en étions à ma digestion, si j'ai bonne mémoire.

– C'est cela. Aux caramels, plus précisément.

– Eh bien, quand j'ai achevé le déjeuner, je prends la direction du fumoir. C'est l'un des sommets de la journée. Je ne tolère vos interviews que le matin, car l'après-midi, je fume jusqu'à 17 heures.

– Pourquoi jusqu'à 17 heures?

– A 17 heures arrive cette stupide infirmière qui croit utile de me laver de pied en cap: encore une idée de Gravelin. Un bain quotidien, vous vous rendez compte? Vanitas vanitatum sed omnia vanitas. Alors, je me venge comme je peux, je m'arrange à puer le plus possible pour incommoder cette oie blanche, je truffe mon déjeuner de gousses d'ail entières, m'inventant des complications circulatoires, et puis je fume comme un Turc jusqu'à l'intrusion de ma lavandière.

Il eut un rire ignoble.

– Ne me dites pas que vous fumez autant dans l'unique but d'asphyxier cette malheureuse?

– Ce serait une raison suffisante, mais la vérité, c'est que j'adore fumer le cigare. Si je ne choisissais pas de fumer à ces heures-là, il n'y aurait rien de pernicieux à cette activité – je dis bien activité, car pour moi, fumer est une occupation à part entière, pendant laquelle je ne tolère aucune visite, aucune diversion.

– C'est très intéressant, monsieur Tach, mais ne nous égarons pas: vos cigares ne concernent pas votre digestion.

– Vous croyez? Je n'en suis pas si sûr. Enfin, si ça ne vous intéresse pas… Et mon bain, ça vous intéresse?

– Non, à moins que vous ne mangiez le savon ou buviez l'eau de rinçage.

– Vous vous rendez compte que cette salope me met à poil, frotte mes bourrelets, douche mon arrière-train? je suis sûr que ça la fait jouir, de mariner un obèse sans défense, nu et imberbe. Ces infirmières sont toutes des obsédées. C'est pour ça qu'elles choisissent ce sale métier.

– Monsieur Tach, je crois que nous nous égarons à nouveau…

– Je ne suis pas d'accord. Cet épisode quotidien est si pervers que ma digestion en est perturbée. Rendez-vous compte! Je suis seul et nu comme un ver dans la flotte, humilié, monstrueusement adipeux devant cette créature vêtue, qui chaque jour me déshabille avec cette expression hypocritement professionnelle pour dissimuler qu'elle trempe sa culotte, si tant est que cette chienne en porte une, et quand elle rentre à l'hôpital, je suis sûr qu'elle raconte les détails à ses copines – des salopes, elles aussi – et peut-être même qu'elles…

– Monsieur Tach, je vous en prie!

– Ça, mon cher, ça vous apprendra à m'enregistrer. Si vous preniez des notes comme un journaliste honnête, vous pourriez censurer les horreurs séniles que je vous raconte. En revanche, avec votre machine, pas moyen de faire le tri entre mes perles et mes cochonneries.

– Et après le départ de l'infirmière?

– Après, déjà? Vous allez vite en besogne. Après, il est passé 18 heures. La salope m'a mis en pyjama, comme les bébés qu'on lave et qu'on emballe dans une barboteuse avant de leur donner leur dernier biberon. A cette heure-là, je me sens tellement infantile que je joue.

– Vous jouez? A quoi?

– A n'importe quoi. Je fais des parcours avec ma chaise roulante, j'organise un slalom, je joue aux fléchettes – regardez le mur, derrière vous, vous verrez les dégâts – ou alors, suprême délice, je déchire les mauvaises pages des classiques.

– Comment?

– Oui, j'expurge. La Princesse de Clèves, par exemple: voilà un roman excellent mais beaucoup trop long. Je suppose que vous ne l'avez pas lu, alors je vous recommande la version raccourcie par mes soins: un chef-d'œuvre, une quintessence.

– Monsieur Tach, que diriez-vous si, dans trois siècles, on arrachait à vos romans des pages jugées superflues?

– Je vous mets au défi de trouver une page superflue dans mes livres.

– Madame de La Fayette vous eût dit la même chose.