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– Vous n'allez pas me comparer à cette midinette?

– Mais enfin, monsieur Tach…

– Voulez-vous connaître mon rêve secret? Un autodafé. Un bel autodafé de mon œuvre entière! Ça vous la coupe, hein?

– Bien. Et après ces divertissements?

– Vous êtes obsédé par la nourriture, ma parole! Dès que je vous parle d'autre chose, vous me ramenez à la bouffe.

– Cela ne m'obsède pas du tout, mais nous avions commencé sur ce sujet, alors, il faut aller jusqu'au bout.

– Ça ne vous obsède pas? Vous me décevez, jeune homme. Parlons donc bouffe, puisque ça ne vous obsède pas. Quand j'ai bien expurgé, bien lancé mes fléchettes, bien slalomé, bien joué, quand ces activités éducatives m'ont fait oublier l'horreur du bain, j'allume la télévision, comme les petits enfants qui regardent leurs émissions débiles avant leur panade ou leurs nouilles alphabétiques. A cette heure-là, c'est très intéressant. Il y a des publicités à n'en plus finir, surtout des publicités alimentaires. Je zappe de manière à me constituer la séquence publicitaire la plus longue du monde: avec les seize chaînes européennes, il est tout à fait possible, en zappant intelligemment d'avoir une demi-heure de réclames sans interruption. C'est un merveilleux opéra multilingue: le shampooing hollandais, les biscuits italiens, la lessive biologique allemande, le beurre français, etc. Je me régale. Quand les programmes deviennent stupides, j'éteins. Mis en appétit par la centaine de publicités que j'ai vues, j'entreprends de me nourrir. Vous êtes content, hein? Vous auriez dû voir votre tête, quand je faisais semblant de m'égarer à nouveau. Rassurez-vous, vous l'aurez, votre scoop. Mais le soir, je mange assez léger. Je me contente de choses froides, telles que des rillettes, du gras figé, du lard cru, l'huile d'une boîte de sardines – les sardines, je n'aime pas tellement, mais elles parfument l'huile: je jette les sardines, je garde le jus, je le bois nature. Juste ciel, qu'avez-vous?

– Rien. Continuez, je vous prie.

– Vous avez mauvaise mine, je vous assure. Avec ça, je bois un bouillon très gras que je prépare à l'avance: je fais bouillir pendant des heures des couennes, des pieds de porc, des croupions de poulet, des os à moelle avec une carotte. J'ajoute une louche de saindoux, j'enlève la carotte et je laisse refroidir durant vingt-quatre heures. En effet, j'aime boire ce bouillon quand il est froid, quand la graisse s'est durcie et forme un couvercle qui rend les lèvres luisantes. Mais ne vous en faites pas, je ne gaspille rien, n'allez pas croire que je jette les délicates viandes. Après cette longue ébullition, elles ont gagné en onctuosité ce qu'elles ont perdu en suc: c'est un régal que ces croupions de poulet dont le gras jaune a acquis une consistance spongieuse… Qu'avez-vous donc?

– Je… je ne sais pas. De la claustrophobie, peut-être. Ne pourrait-on pas ouvrir une fenêtre?

– Ouvrir une fenêtre, un 15 janvier? Vous n'y pensez pas. Cet oxygène vous tuerait. Non, je sais ce qu'il faut dans votre cas.

– Permettez que je sorte un instant.

– Pas question, restez au chaud. Je vais vous préparer un alexandra à ma façon, avec du beurre fondu.

A ces mots, le teint livide du journaliste vira au vert: il décampa en courant, plié en deux, la main sur la bouche.

Tach roula pleins gaz jusqu'à la fenêtre qui donnait sur la rue et eut la satisfaction intense de contempler le malheureux vomir à genoux, terrassé.

L'obèse murmura dans ses quatre mentons, en jubilant:

– Quand on est une petite nature, on ne vient pas se mesurer à Prétextat Tach.

Occulté derrière le rideau de voile, il pouvait se livrer au délice de voir sans être vu, et il vit deux hommes jaillir du café d'en face et se précipiter vers leur collègue qui, les entrailles vidées, gisait à même le trottoir à côté de son magnétophone qu'il n'avait pas éteint: il avait donc enregistré le bruit du vomissement.

Étendu sur une banquette du bistrot, le journaliste se remettait tant bien que mal. Il répétait parfois, l'œil torve:

– Ne plus manger… Ne plus jamais manger…

On lui fit boire un peu d'eau tiède qu'il examina avec suspicion. Les confrères voulurent écouter la bande; il s'interposa:

– Pas en ma présence, je vous en supplie.

On téléphona à l'épouse de la victime qui vint le chercher en voiture; quand il eut déserté, on put enfin mettre le magnétophone en marche. Les propos de l'écrivain suscitèrent dégoût, rire et enthousiasme:

– Ce type est une mine d'or. Voilà ce que j'appelle une nature.

– Il est merveilleusement abject.

– En voilà au moins un qui échappe à la soft idéologie.

– Et à l'idéologie light!

– Il a une manière de désarçonner l'adversaire!

– Il est très fort. Je n'en dirais pas autant de notre ami. Il est vraiment tombé dans tous les pièges.

– Je ne voudrais pas médire d'un absent, mais quel besoin d'aller lui poser ces questions alimentaires! Je comprends que le gros ne se soit pas laissé faire. Quand on a la chance d'interroger un tel génie, on ne lui parle pas de bouffe.

En leur for intérieur, les journalistes étaient enchantés de ne pas avoir dû passer en premier ou en deuxième lieu. Dans le secret de leur bonne foi, ils savaient que, s'ils avaient été à la place des deux malheureux, ils eussent abordé les mêmes sujets, certes stupides, mais obligés, et ils étaient ravis de ne plus avoir à se charger de ce sale boulot: on leur laissait le beau rôle et ils en profiteraient, ce qui ne les empêchait pas de s'amuser un peu aux dépens des victimes.

Ainsi, en cette journée terrible où le monde entier tremblait à l'idée de la guerre imminente, un vieillard adipeux, paralytique et désarmé avait réussi à détourner du Golfe l'attention d'une poignée de prêtres médiatiques. Il y en eut même un qui, en cette nuit de toutes les insomnies, se coucha à jeun et dormit du sommeil lourd et épuisant des hépatiques, sans la moindre pensée pour ceux qui allaient mourir.

Tach exploitait à fond les ressources peu connues de l'écœurement. Le gras lui servait de napalm, l'alexandra d'arme chimique. Ce soir-là, il se frotta les mains comme un stratège heureux.

– Alors, la guerre a commencé?

– Pas encore, monsieur Tach.

– Elle va commencer, quand même?

– A vous entendre, on croirait que vous l'espérez.

– J'ai horreur des promesses non tenues. Une bande de rigolos nous a promis une guerre pour le 15 à minuit. Nous sommes le 16 et il ne s'est rien passé. On se fout de la gueule de qui? Des milliards de téléspectateurs sont aux aguets.

– Êtes-vous pour cette guerre, monsieur Tach?

– Aimer la guerre! Enorme! Comment peut-on aimer la guerre? Quelle question ridicule et inutile! Vous en connaissez, vous, des gens qui aiment la guerre? Pourquoi ne pas me demander si je mange du napalm au petit déjeuner, tant que vous y êtes?

– Sur le chapitre de votre alimentation, nous sommes déjà fixés.

– Ah? Parce que vous vous espionnez les uns les autres, en plus? Vous laissez faire le sale boulot par des malheureux et puis vous vous régalez, hein? C'est du joli. Et vous vous croyez peut-être plus intelligent parce que vous me posez des questions brillantes, du style: «Êtes-vous pour la guerre?» Et moi, j'aurai été un écrivain de génie, universellement admiré, j'aurai reçu le prix Nobel de littérature, tout ça pour qu'un blanc-bec vienne me lanciner de questions quasi tautologiques, auxquelles le dernier des imbéciles fournirait une réponse identique à la mienne!

– Bien. Donc vous n'aimez pas la guerre, mais vous voulez qu'elle ait lieu?

– Dans l'état actuel des choses, c'est une nécessité. Tous ces petits cons de soldats bandent. Il faut leur donner l'occasion d'éjaculer, sinon ils auront des boutons et ils reviendront en pleurant chez leur maman. Décevoir les jeunes, c'est moche.