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Charles Baudelaire

Hygiène

(Troisième partie des journaux intimes)

Présentation

Hygiène fait partie des journaux intimes de Baudelaire, comme les trois autres recueils de notes: Fusées, Mon cœur mis à nu, et Carnet (seul ce dernier répondant à la définition classique du journal intime, en particulier par sa composition chronologique).

La publication fut posthume, en 1887.

«Aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité».

Troisième et dernier élément du legs intime baudelairien, Hygiène rassemble une série de notes, rédigées après le «diabolique accident» de 1862, en réaction contre la «sensation du gouffre».

Caractéristique de la syphilis de stade III, le «diabolique accident» dont parle Baudelaire constitue la première manifestation de l’atteinte neurologique qui entraînera en 1866 l’ictus hémiplégique, puis en 1867 la mort du poète.

Conscient de ce que le temps lui est compté, par ailleurs criblé de dettes, désespéré de savoir Jeanne Duval hémiplégique, reléguée à l’hospice, régulièrement assailli par la tentation du suicide, Baudelaire tente de ressaisir la «concentration» dont il a besoin pour mener à bien son œuvre. D’où le caractère propitiatoire de la série de notes ultérieurement réunies sous le titre Hygiène.

«PROJET, CONDUITE, MORALE, MÉTHODE» constituent autantd e mots-«amulettes» que Baudelaire invoque pour trouver la force de continuer son œuvre. «Le temps ronge la vie». Mais «l’action», observe Baudelaire, doit être chez le poète «la sœur du rêve».

Ces journaux intimes sont restés à l’état de feuilles volantes jusqu’à la mort du poète en 1867.

Poulet-Malassis, ami et éditeur de Baudelaire, numérote plus tard les fragments (chiffres arabes), les fixe sur des feuilles foliotées (chiffres romains), et fait relier le tout dans des cartonnages.

La présente édition comporte cette double numérotation, en chiffres romains et en chiffres arabes

I FUSEES. HYGIENE. PROJETS

86.

Plus on veut, mieux on veut.

Plus on travaille, mieux on travaille et plus on veut travailler. Plus on produit, plus on devient fécond.

Après une débauche, on se sent toujours plus seul, plus abandonné.

Au moral comme au physique, j'ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l'action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc.

J'ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j'ai toujours le vertige, et aujourd'hui, 23 janvier 1862, j'ai subi un singulier avertissement, j'ai senti passer sur moi le vent de l'aile de l'imbécillité.

HYGIENE. MORALE

87.

A Honfleur! le plus tôt possible, avant de tomber plus bas.

Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu'il est grandement temps d'agir, de considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire ma perpétuelle volupté de mon tourment ordinaire, c'est-à-dire du Travail!

II HYGIENE. CONDUITE. MORALE

88.

A chaque minute nous sommes écrasés par l'idée et la sensation du temps. Et il n'y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar, – pour l'oublier: le Plaisir et le Travail. Le Plaisir nous use. Le Travail nous fortifie. Choisissons.

Plus nous nous servons d'un de ces moyens, plus l'autre nous inspire de répugnance.

On ne peut oublier le temps qu'en s'en servant.

Tout ne se fait que peu à peu.

FUSEES

De Maistre et Edgar Poe m'ont appris à raisonner.

Il n'y a de long ouvrage que celui qu'on n'ose pas commencer. Il devient cauchemar.

HYGIENE

89.

En renvoyant ce qu'on a à faire, on court le danger de ne jamais pouvoir le faire. En ne se convertissant pas tout de suite, on risque d'être damné.

Pour guérir de tout, de la misère, de la maladie et de la mélancolie, il ne manque absolument que le Goût du Travail.