Ah, mon cher Édouard, ami de mon enfance et de mes études (qui ne furent certes pas aussi brillantes ni aussi orthodoxes que les tiennes) ! Nous voilà maintenant tous deux très vieux, mais il me manque, par rapport à toi, quatre années de sagesse, et je suis au fond toujours le même jeune garçon espiègle et impénitent que tu as autrefois connu. J’espère que tu es toujours en vie et que tu pries de temps en temps pour moi.
Trop las pour continuer ce soir. Je vais me coucher. Demain, visiter Keats, faire un bon repas, et se mettre en quête des moyens de transport vers le sud et vers Aquila.
Cinquième jour :
Il y a une cathédrale à Keats. Ou plutôt, il y avait. Elle est abandonnée depuis au moins deux siècles standard. Son transept en ruine s’ouvre sur le ciel bleu-vert, l’une de ses tours est éventrée et l’autre n’est plus qu’une carcasse de vieilles pierres et de poutrelles de renforcement rouillées.
Je suis tombé dessus tout à fait par hasard, en errant, un peu perdu, le long des berges du fleuve Hoolie, dans la partie la moins peuplée de la ville, où le vieux centre cède progressivement la place à Jacktown dans un fouillis d’entrepôts gigantesques qui cachent ici la vue des tours en ruine jusqu’à ce que le promeneur se retrouve dans une ruelle en cul-de-sac, face aux murs de cette cathédrale, avec sa salle du chapitre à moitié effondrée dans le lit du fleuve et sa façade piquée par les vestiges de la statuaire sinistre et apocalyptique de la période expansionniste post-hégirienne.
Je m’avançai, parmi les éboulis et les ombres diaprées, jusqu’au milieu de la nef. L’évêché de Pacem n’avait fait aucune mention d’une présence catholique sur Hypérion, et encore moins d’une cathédrale. Il n’est guère plausible que la petite colonie du vaisseau d’ensemencement accidenté il y a quatre siècles ait pu fournir une congrégation assez nombreuse pour justifier la présence d’un évêque, et encore moins d’une cathédrale, mais elle était pourtant là.
Je furetai au milieu des ombres de la sacristie. La poussière et le plâtre en suspension dans l’air formaient comme un encens qui délimitait un double rai de soleil tombant d’étroites fenêtres situées dans les hauteurs de l’édifice. Je ressortis à la lumière et m’approchai d’un autel dépouillé de tout ornement à l’exception des crevasses et des fissures dues aux pierres et à la maçonnerie qui se détachaient des voûtes. La grosse croix dont la trace était encore visible sur le mur de l’est, derrière l’autel, s’était détachée, elle aussi, et gisait en mille éclats de céramique au milieu d’un tas de pierres. Machinalement, sans préméditation aucune, je me plaçai derrière l’autel, les bras levés, et me mis à célébrer l’Eucharistie. Il n’y avait dans cet acte aucune intention cachée, ni parodique, ni mélodramatique, ni symbolique. C’était juste le réflexe involontaire d’un prêtre qui avait dit la messe presque quotidiennement durant plus de quarante-six années de sa vie et qui affrontait maintenant la perspective de ne plus jamais participer au rite rassurant de cette célébration.
J’eus un véritable choc lorsque je m’aperçus tout à coup que je n’étais pas seul. La vieille femme qui tenait lieu de congrégation était agenouillée au quatrième rang, et le noir de sa robe et de son fichu se fondait si bien dans l’ombre que seul le clair ovale de son visage, abondamment ridé, avait attiré mon attention. Elle semblait flotter, légère et désincarnée, dans l’obscurité. Stupéfait, j’interrompis la litanie de la consécration. Elle regardait dans ma direction, mais quelque chose dans ses yeux, malgré la distance, me donna immédiatement à penser qu’elle était aveugle. Durant quelques instants, je demeurai incapable de prononcer un mot de plus, écarquillant les yeux dans les rayons de poussière en suspension qui baignaient l’autel, essayant de m’expliquer cette apparition spectrale en même temps que je cherchais les raisons de ma propre présence ici et de mon comportement singulier.
Je retrouvai enfin ma voix et l’appelai, mais les mots n’avaient pas fini de résonner dans la nef lorsque je m’aperçus qu’elle s’était déplacée. J’entendis le frottement de ses pieds sur les dalles du sol, il y eut un crissement, puis un bref éclat de lumière me permit d’apercevoir fugitivement sa silhouette à l’autre bout de la cathédrale, sur la droite. Je me protégeai des rayons de lumière qui m’aveuglaient, puis me frayai un chemin, au milieu des décombres, jusqu’à l’endroit où s’élevait autrefois la grille de l’autel. Je l’appelai de nouveau, en m’efforçant de la rassurer, en lui criant de ne pas avoir peur, bien que ce fût plutôt moi que des frissons glacés parcouraient. Je finis par me lancer à sa poursuite. Cependant, lorsque j’atteignis le côté abrité de la nef, elle avait déjà disparu.
Une petite porte s’ouvrait sur la salle du chapitre en ruine et sur la berge du fleuve. Mais la vieille femme n’était nulle part en vue. Je retournai dans l’obscurité de la cathédrale, et j’aurais sans doute fini par attribuer cette apparition à mon imagination fatiguée par tant de mois passés en état de fugue cryotechnique si je n’avais pas retrouvé une preuve tangible et irréfutable de son passage. Dans l’obscurité glacée des vieilles pierres, solitaire, une petite chandelle votive de couleur rouge se consumait en crépitant avec une flamme vacillante sous l’effet d’invisibles courants d’air.
Je suis fatigué de cette ville. Je suis las de ses prétentions païennes et de ses fausses légendes. Hypérion est un monde de poète sans poésie. Keats est un mélange de mauvais goût clinquant et de faux classicisme alliés à la vigueur aveugle d’une ville champignon. Il y a dans cette ville trois temples zen gnostiques et quatre mosquées panislamiques, mais j’ai l’impression que les véritables lieux du culte locaux sont les innombrables tavernes, saloons et bordels, ainsi que les immenses marchés où s’échangent les cargaisons de fibroplastes venues du sud, sans compter les temples où des âmes perdues s’efforcent d’oublier leur désespoir suicidaire en célébrant le culte du gritche derrière une façade de faux mysticisme. Toute cette planète, en fait, pue le mysticisme dépourvu de la moindre révélation.
Qu’elle aille au diable.
Demain, je prends la route du sud. Ils ont bien des glisseurs et autres avions sur cette planète absurde, mais, pour le commun des mortels, à ce qu’il semble, le voyage d’un de ces maudits continents insulaires à l’autre ne saurait se faire que par voie maritime – ce qui, m’a-t-on affirmé, dure une éternité – ou au moyen de l’un de ces énormes dirigeables de transport qui ne partent de Keats qu’une seule fois par semaine.
Dixième jour :
Les animaux.
La première expédition qui est descendue à la surface de cette planète devait faire une fixation sur les animaux. Le cheval, l’ours, l’aigle… Trois jours durant, nous avons descendu la côte orientale d’Equus, dont cette partie aux contours tourmentés porte le nom de Crinière. Le quatrième jour, nous avons traversé un détroit de la mer du Mitan jusqu’à une grande île appelée la Clé du Chat. Aujourd’hui, nous débarquons du fret et des passagers à Félix, la capitale de l’île. D’après ce que je peux voir du débarcadère et de la tour d’amarrage, il ne doit guère y avoir plus de cinq mille habitants dans cette agglomération de baraques branlantes.