Le vaisseau va bientôt nous conduire, sur huit cents kilomètres, à travers un archipel qui porte le nom de Neuf Queues. Ensuite, il nous restera à affronter sept cents kilomètres de pleine mer, à travers l’équateur de la planète, jusqu’à la côte nord-ouest, nommée le Bec, du continent Aquila.
Toujours sous le signe des animaux.
Donner à ce moyen de transport le nom de « dirigeable » relève de la plus haute fantaisie sémantique. C’est plutôt une large plateforme de lévitation, avec des cales assez vastes pour contenir toute la ville de Félix en plus des milliers de balles de fibroplastes qu’elle emportait habituellement. En attendant, les éléments moins importants de la cargaison – c’est-à-dire nous, les passagers – doivent s’accommoder comme ils peuvent des installations existantes. J’ai aménagé un petit coin, près de l’une des portes de chargement, avec un lit pliant et tous mes bagages, qui comprennent trois malles de matériel d’expédition. Non loin de moi se trouve une famille de huit personnes, des ouvriers indigènes qui s’en retournent à leur plantation après leur voyage d’emplettes semestriel à Keats. Je dois dire que l’odeur et le bruit des cochons ou des hamsters en cage qu’ils rapportent avec eux ne me gêne pas tant, certaines nuits, que les cocoricos intempestifs de leur malheureux volatile désorienté.
Encore les animaux !
Onzième jour :
Dîné ce soir, dans le salon situé au-dessus du pont promenade, avec le citoyen Heremis Denzel, professeur à la retraite d’une petite université de planteurs des environs d’Endymion. Il m’a appris que la première expédition sur Hypérion n’avait pas fait de fixation sur les animaux, et que les noms officiels des continents ne sont nullement Equus, Ursa et Aquila, mais Creighton, Allensen et Lopez. Il s’agit, paraît-il, de trois obscurs fonctionnaires de l’ancienne administration topographique. Je préfère encore les noms d’animaux !
Après un excellent dîner, je suis venu m’asseoir tout seul un moment sur le pont promenade, pour contempler le coucher du soleil. L’endroit est relativement abrité du vent par les conteneurs qui occupent l’avant du bâtiment, et la brise légère est chargée de sel. Au-dessus de moi, j’aperçois les flancs orange et vert de l’immense enveloppe gonflée de gaz qui nous transporte au milieu des îles. La mer est d’un bleu lapis intense avec des reflets verdoyants qui imitent les couleurs du ciel. Quelques hauts cirrus espacés captent les dernières lueurs du soleil trop petit d’Hypérion, et s’embrasent comme du corail incandescent. Il n’y a aucun bruit à part le lointain murmure des turbines électriques. Trois cents mètres plus bas, l’ombre d’une énorme créature sous-marine en forme de raie manta avance de conserve avec le dirigeable. Il y a quelques secondes, un oiseau ou un insecte de la taille et de la couleur d’un colibri, mais avec des ailes diaphanes de près d’un mètre d’envergure, s’est immobilisé dans les airs à quelques mètres de moi pour m’observer avant de plonger vers la surface de la mer, les ailes repliées.
Je me sens très seul ce soir, Édouard. Cela irait beaucoup mieux si j’avais la certitude que tu es vivant, en train de jardiner ou d’écrire dans ton bureau. Je pensais que mes voyages ébranleraient mes conceptions teilhardiennes d’un Dieu qui réunit le Christ de l’Évolution, le Personnel, l’Universel, l’En Haut et l’En Avant, mais je ne vois pour le moment aucun signe d’un tel changement.
Il se fait nuit. Je me fais vieux. Je ressens… je ne peux pas encore dire du remords, Édouard, Votre Éminence, à l’idée d’avoir falsifié des pièces issues des fouilles d’Armaghast. Mais si ces artefacts avaient indiqué la présence ici d’une culture de type christique, à six cents années-lumière de l’Ancienne Terre, et près de trois mille ans avant que l’homme eût quitté la surface de la planète-mère…
Était-ce un si grand péché que d’interpréter des données pour le moins ambiguës de telle manière qu’elles auraient pu entraîner un renouveau du christianisme à notre époque ?
C’en était un, bien sûr, mais certes pas, à mon avis, parce qu’il est répréhensible de falsifier des données scientifiques. Plutôt à cause du péché bien plus grave qui consiste à penser que le christianisme peut être sauvé. L’Église se meurt, Édouard, et pas seulement notre bien-aimée branche de l’Arbre Sacré, mais avec elle tous ses rejetons, ses repousses, ses résidus et ses chancres. Le Corps du Christ se meurt aussi sûrement que cette pauvre enveloppe charnelle usée qui est la mienne, Édouard. Toi et moi, nous le savions très bien en Armaghast, où le soleil de sang n’illuminait plus que la poussière et la mort. Nous le savions aussi, dans la fraîcheur de l’été verdoyant où nous avons prononcé nos vœux pour la première fois au Collège. Nous le savions déjà, enfants, quand nous jouions dans les prairies paisibles de Villefranche-sur-Saône. Et nous ne l’avons jamais oublié.
La nuit est tombée, maintenant. J’écris ces mots à la faible lueur qui descend des fenêtres du salon du pont supérieur. Les étoiles forment d’étranges constellations dans le ciel. La mer du Mitan luit, la nuit, d’une phosphorescence glauque et malsaine. Je vois une masse sombre à l’horizon, dans la direction du sud-est. C’est peut-être un grain, ou encore notre prochaine île, la troisième des neuf « queues ». (Mais quelle mythologie parle de chat à neuf queues ? Je n’en connais pas, pour ma part.)
Dans l’intérêt de l’oiseau que j’ai aperçu tout à l’heure (si toutefois c’était un oiseau), je prie pour que ce soit une île et non un grain.
Vingt-huitième jour :
Voilà une semaine que je me trouve à Port-Romance, et j’ai déjà vu trois cadavres.
Le premier a été rejeté par la mer, gris et gonflé, parodie d’être humain venue s’échouer sur la vase à quelque distance de la tour d’amarrage, le premier soir de notre arrivée en ville. Les enfants lui ont jeté des pierres.
Le deuxième mort, que l’on a retiré des décombres carbonisés d’un atelier de production de méthane du secteur pauvre de la ville, tout près de mon hôtel, avait été défiguré, ratatiné par la chaleur, ses bras et ses jambes repliés dans la posture du boxeur, propre, depuis des temps immémoriaux, à ce genre d’accident. J’avais jeûné ce jour-là, et je confesse, à ma grande honte, que la forte odeur de graisses et de chairs brûlées qui parvint à mes narines me fit saliver.
Le troisième homme fut assassiné à moins de trois mètres de moi. Je venais de sortir de mon hôtel pour emprunter le dédale de planches recouvertes de boue qui tiennent lieu de trottoirs dans cette ville sordide lorsque j’entendis plusieurs détonations et vis un homme, à quelques pas de moi, qui chancelait comme s’il avait brusquement perdu l’équilibre. Il continua d’avancer dans ma direction avec une expression de surprise, puis tomba dans la boue et les eaux souillées.
Il avait reçu trois projectiles tirés par une petite arme à feu. Deux de ces projectiles l’avaient touché en pleine poitrine, et le troisième au-dessous de l’œil gauche. Chose incroyable, il respirait encore lorsque je suis arrivé à lui. Machinalement, j’ai sorti mon étole de ma sacoche, avec le flacon d’eau bénite qui ne me quittait pas depuis si longtemps. Puis j’ai commencé à lui administrer le sacrement de l’extrême-onction. Personne, dans la foule qui s’était assemblée, n’éleva d’objection. Le blessé s’agita une seule fois, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis retomba mort. La foule se dispersa avant même qu’on vînt enlever le corps.