Il était d’âge moyen, les cheveux d’un blond tirant sur le roux, légèrement corpulent. Il ne portait sur lui aucun document d’identité, pas même une plaque universelle ou un persoc. Il n’y avait dans sa poche, en tout et pour tout, que six pièces d’argent.
J’ignore pour quelle raison je restai près du corps tout le reste de la journée. Le médecin qui pratiqua l’autopsie prescrite par la loi était un homme petit et sec, plein de cynisme, qui me permit néanmoins de rester pendant qu’il œuvrait. Je suppose qu’il avait besoin de conversation.
— Voilà tout ce que ça vaut, dit-il en fendant le ventre de ce pauvre homme comme si c’était une baudruche rose, avant d’écarter les replis de peau et les muscles pour les tendre comme les rabats d’une tente.
— Tout ce que vaut quoi ? demandai-je.
— La vie de cet homme, fit le docteur en retroussant la peau du visage du cadavre comme si c’était un simple masque graisseux. Votre vie. La mienne.
Les striures rouges et blanches des muscles bleuirent autour du trou déchiqueté de la blessure, juste au-dessus de la pommette.
— Vous ne croyez pas qu’il pourrait y avoir autre chose ? demandai-je.
Il leva les yeux de son sinistre travail pour m’adresser un sourire faussement candide.
— S’il y a autre chose, montrez-moi où c’est, dit-il.
Il souleva le cœur du mort et sembla le soupeser un instant dans sa main.
— Sur certains mondes du Retz, dit-il, cela aurait quelque valeur sur le marché, car les gens sont trop pauvres pour stocker des organes clonés dans des cuves nourricières, mais assez riches pour ne pas mourir faute d’un cœur de rechange. Ici, cependant, ce n’est qu’un viscère tout juste bon à jeter.
— Il y a autre chose, nécessairement, insistai-je.
Je n’étais pas très convaincu moi-même. J’avais le souvenir des funérailles de Sa Sainteté le pape Urbain XIV, juste après mon départ de Pacem. Selon la coutume établie depuis l’époque préhégirienne, le corps n’avait pas été embaumé. Il attendait, dans le vestibule de la basilique centrale, qu’on le prépare pour son cercueil en bois simple. Tout en aidant Édouard et Monseigneur Frey à revêtir de ses vêtements mortuaires le corps rigide, j’avais été frappé par la coloration de plus en plus foncée de la peau, et par le relâchement des mâchoires.
Haussant les épaules, le médecin légiste acheva l’autopsie. L’enquête, réduite à sa plus simple expression, ne devait jamais aboutir. Pas le moindre suspect ni le moindre mobile en vue. On envoya le signalement du mort à Keats, mais on l’enterra dès le lendemain dans un cimetière de pauvres situé à la lisière de la jungle jaune, après la plaine de boue.
Port-Romance est un fouillis de structures jaunâtres en bois de vort, assises sur un dédale d’échafaudages et de planches qui s’avancent assez loin sur les plaines de boue de l’embouchure du Kans. Le fleuve atteint ici près de deux kilomètres de large, à l’endroit où il se jette dans la baie de Toschahaï, mais seuls quelques chenaux sont navigables, et encore à condition de les draguer jour et nuit.
Chaque soir, je reste longtemps éveillé, dans ma chambre d’hôtel sordide, avec la fenêtre ouverte, à écouter les cognements sourds des pelles automatiques, qui résonnent comme le cœur de cette affreuse cité dont la respiration pourrait être le murmure lointain des vagues de l’océan qui se brisent sur la grève. Ce soir, en écoutant respirer la ville, je ne puis m’empêcher de lui imaginer pour visage le masque écorché de l’homme qui vient d’être assassiné.
Les compagnies de transport ont un petit terminal de glisseurs en bordure de la ville, pour transporter les personnes et le matériel jusqu’aux grandes plantations de l’intérieur des terres. Mais je n’ai pas les moyens de me payer le passage. Ou, plutôt, je pourrais, à la rigueur, monter à bord, mais il me faudrait laisser derrière moi mes trois malles de matériel scientifique et médical. J’avoue que je suis tout de même tenté. Ma mission chez les Bikuras me paraît aujourd’hui plus absurde et plus irrationnelle que jamais. Seuls mon étrange besoin de me fixer une destination précise et ma détermination pour le moins masochiste de compléter les conditions de l’exil que je me suis moi-même imposé me poussent à poursuivre ce voyage.
Il y a un bateau qui part pour remonter le Kans dans deux jours. J’ai retenu une place à bord, et je dois y charger mes malles demain. C’est sans regret que je laisserai Port-Romance derrière moi.
Quarante et unième jour.
L’Emporotique poursuit sa lente progression sur le fleuve. Pas la moindre habitation humaine en vue depuis que nous avons quitté le dock de Melton, avant-hier. La jungle se presse contre les rives comme une muraille végétale. À certains endroits, même, lorsque la largeur du fleuve n’excède pas une trentaine de mètres, elle forme une voûte presque continue au-dessus de nos têtes. La lumière, elle aussi, est jaune, aussi riche et épaisse que du beurre fondu, filtrée comme elle l’est par les frondaisons géantes à quatre-vingts mètres au-dessus des eaux bourbeuses du Kans. Perché sur les tôles rouillées du rouf de la barge principale, qui abrite les passagers, j’écarquille les yeux pour essayer d’apercevoir mon premier arbre de Tesla. Le vieux Kady, assis non loin de moi, interrompt son patient travail avec un couteau sur un bout de bois, crache par-dessus bord à travers ses chicots et me dit en riant :
— Vous ne risquez pas de voir un arbre à flammes par ici, mon père. On est encore beaucoup trop bas. Leur foutue forêt, c’est pas du tout à ça que ça ressemble, croyez-moi. Faut arriver au moins jusqu’aux Pignons pour voir un vrai tesla. On n’est pas encore sortis de la forêt pluviale.
C’est vrai qu’il pleut régulièrement l’après-midi. Et le mot « pluie » n’est qu’un pâle euphémisme pour désigner le déluge qui s’abat quotidiennement sur nous, voilant complètement la rive, tambourinant dans un vacarme d’enfer sur les tôles des roufs, ralentissant notre allure d’escargot au point qu’il nous semble faire du sur-place. Dans ces moments-là, le fleuve se transforme en torrent presque vertical, en cataracte qu’il nous faut remonter si nous voulons continuer.
L’Emporotique est un ancien remorqueur à fond plat, auquel on a adjoint cinq barges qui s’accrochent à lui comme des enfants dépenaillés à la jupe de leur mère. Trois des barges à double pont transportent des ballots de marchandises destinés à être livrés ou vendus aux plantations qui bordent le fleuve. Les deux autres offrent un simulacre d’abri aux indigènes qui veulent remonter le fleuve. J’ai l’impression, cependant, que certains passagers vivent à bord en permanence. Ma couchette consiste en un matelas taché posé par terre, et les murs sont couverts d’étranges insectes qui ressemblent à des lézards.
Après la pluie, rituellement, tout le monde se rassemble sur le pont pour voir se lever la brume du soir au-dessus des eaux du fleuve en train de se refroidir. L’air est très chaud, hypersaturé d’humidité durant la majeure partie de la journée. Le vieux Kady prétend que j’arrive trop tard pour entreprendre la traversée de la forêt pluviale et de la forêt des flammes avant la période d’activité des teslas. Nous verrons bien.
Ce soir, les brumes montent de l’eau comme si c’étaient les esprits de tous les morts qui reposent sous la surface trouble du fleuve. Les derniers haillons effilochés des nuages de l’après-midi se dissipent à travers les cimes des arbres, et les couleurs reviennent. Je vois passer la forêt du jaune de chrome à un safran translucide qui, lentement, cède la place à des ocres et au terre de Sienne qui précède le crépuscule. À bord de l’Emporotique, le vieux Kady allume les lanternes et les globes qui pendent des poutrelles déformées du pont supérieur. Comme pour ne pas être en reste, la jungle assombrie se pare de la faible phosphorescence de ses matières en décomposition tandis que les oiseaux lampyres et les toiles d’araignée perlées luisent dans les ténèbres des hautes branches.