La petite lune d’Hypérion n’est pas visible aujourd’hui, mais cette planète doit se déplacer dans un secteur de l’espace qui contient plus de débris que de coutume pour un monde si proche de son soleil, ce qui fait que son ciel est fréquemment illuminé par des averses de météorites. Ce soir, l’activité céleste est particulièrement intense. Du milieu du fleuve, assez large ici, nous apercevons des entrelacs de corps lumineux en mouvement, qui, de leur traîne, semblent tisser une toile d’une étoile à l’autre. Ces images, au bout d’un moment, sont insupportables à la rétine, et l’on baisse les yeux pour voir dans l’eau glauque le reflet atténué du phénomène.
Il y a une lueur à l’horizon oriental. Le vieux Kady m’explique qu’il s’agit de la lumière fournie à quelques grosses plantations par des miroirs orbitaux.
Il fait trop chaud pour dormir à l’intérieur. J’installe ma paillasse sur le toit de tôle et je contemple le spectacle céleste tandis que les indigènes, agglutinés par familles, chantent des mélopées envoûtantes dans des dialectes que je n’ai pas même essayé d’apprendre. Je songe aux Bikuras, encore si loin de nous, et je me sens étreint par une étrange angoisse.
Quelque part dans les profondeurs de la forêt, un hurlement d’animal retentit, qui ressemble au cri d’une femme apeurée.
Soixantième jour :
Arrivée à la plantation de Perecebo. Je ne me sens pas bien.
Soixante-deuxième jour :
Je suis malade. J’ai la fièvre, des tremblements. Hier, toute la journée, j’ai vomi une bile noire. La pluie est assourdissante. Les miroirs orbitaux éclairent toute la nuit le dessus des nuages. Les cieux sont embrasés. Je dois avoir au moins quarante.
Une femme s’occupe de moi. Elle me lave. Je suis trop malade pour avoir honte. Elle a les cheveux plus noirs que la plupart des autres indigènes. Elle parle peu. Ses yeux sont noirs et doux.
Mon Dieu ! Être malade si loin de chez moi !
… jour :
… L m’attend… L m’épie… rentre mouillée de pluie… exprès pour me tenter… sait ce que… je sui… ma peau brûle comme du f… le bout de se sein nu sous la chem de coton…
… je sais qu’ils sont la tous a me reg… j’entend leur voix la nuit… me change… me frictionne le c… avec du poison… ça brûle… croi que ne me rend c de rien… mais j’entend quand la pluie s’arete… s’arete.
Je n’ai plus de peau. Tout rouge sens le trou dans ma joue. Quand je tr la balle je la recra recracherai agnusdeiquitolispeccatamundi miserer nobis misere nobis miserere.
Soixante-cinquième jour :
Merci, ô mon Dieu, de m’avoir délivré de la maladie.
Soixante-sixième jour :
Me suis rasé. Réussi à marcher jusqu’à la douche.
Semfa m’a aidé à me préparer pour recevoir l’administrateur. Je m’attendais à un gros individu bougon comme ceux que j’ai pu voir par la fenêtre, travaillant au complexe de tri. Mais c’est un petit homme tranquille à la peau noire, affecté d’un léger zézaiement. Il s’est montré très serviable. J’étais préoccupé par le paiement de mes soins, mais il m’a rassuré en me disant que ce serait entièrement gratuit. Mieux encore, il va mettre un guide à ma disposition pour gagner l’intérieur ! Il dit que la saison est avancée, mais que si je suis en état de partir dans dix jours nous devrions traverser la forêt des flammes et arriver à la Faille avant que les teslas ne reprennent leur activité.
Après son départ, j’ai bavardé un peu avec Semfa. Son mari est mort ici, il y a trois mois en temps local, des suites d’un accident d’exploitation. Elle-même est originaire de Port-Romance. Son mariage avec Mikel l’avait arrachée à une existence sordide, et elle a préféré rester ici pour s’employer à de menus travaux plutôt que de redescendre le fleuve. Je ne lui donne pas tort.
Après un bon massage, j’irai me coucher. J’ai beaucoup rêvé de ma mère, ces temps derniers.
Dix jours. Il faut absolument que je sois prêt dans dix jours.
Soixante-quinzième jour :
Avant de partir avec Tuk, je suis descendu jusqu’aux paddies pour dire au revoir à Semfa. Elle a prononcé peu de paroles, mais j’ai lu dans ses yeux sa tristesse de me voir partir. Sans l’avoir prémédité, je l’ai bénie, puis je l’ai embrassée sur le front. Tuk a souri en hochant la tête. Puis nous sommes partis en tirant derrière nous nos deux brics chargés de matériel. Le contremaître Orlandi nous a accompagnés jusqu’au bout de la route, et a longtemps agité la main quand nous nous sommes éloignés sur le sentier percé à travers la végétation dorée.
Domine, dirige nos.
Quatre-vingt-deuxième jour :
Après avoir marché durant une semaine sur la piste – si elle peut être appelée ainsi – de la forêt pluviale dorée, après avoir péniblement grimpé le versant conduisant au plateau des Pignons, nous avons émergé ce matin sur une éminence rocheuse qui domine une partie de la jungle d’où nous venons, jusqu’au Bec et jusqu’à la mer du Mitan. Le plateau devant nous est à près de trois mille mètres d’altitude, et la vue d’ici est impressionnante malgré les gros nuages noirs qui forment, au-dessous de nous, un tapis moutonneux qui arrive au pied des collines des Pignons, cachant une partie des méandres du fleuve jusqu’à Port-Romance. On aperçoit la mer, quelques coins de la forêt dorée qui nous a donné tant de mal, et une tache bleue, à l’est, qui serait, d’après Tuk, la matrice inférieure des champs de fibroplastes avoisinant Perecebo.
Nous avons poursuivi notre route jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. Tuk a peur, visiblement, que nous ne soyons pris au piège dans la forêt des flammes, lorsque les arbres de Tesla reprendront leur activité. J’ai du mal à soutenir son rythme, tirant derrière moi le bric lourdement chargé qui rechigne à avancer, récitant des prières muettes pour me détourner l’esprit de la douleur physique et des doutes qui m’assaillent.
Quatre-vingt-troisième jour :
Avons chargé les brics et nous sommes mis en route avant l’aube. Il y a dans l’air une odeur de fumée et de cendres.
Les changements dans la végétation sont spectaculaires sur le plateau. Le vort et le chalme à feuilles jaunes, jusqu’ici omniprésents, se font rares. Après avoir franchi un étage intermédiaire de petits arbres toujours verts ou toujours bleus, nous avons traversé, sur un versant de plus en plus abrupt, des forêts limitées mais denses de pinastres mutants et de tritrembles. Nous sommes enfin arrivés à l’orée de la forêt des flammes proprement dite, avec ses futaies de hauts prométhées, ses bouquets de phénix partout présents et ses buissons circulaires de flamboyants ambrés. Par endroits, nous sommes tombés sur des fourrés impénétrables de ces abestes fourchus aux fibres blanchâtres que Tuk décrit, dans son langage imagé et irrévérencieux, comme les « pines put’éfiées de géants enté’és pas assez p’ofond, sauf vot’ respect, mon pè’ ». Sûr que mon guide a un certain sens de la poésie.