Notre premier tesla, nous ne l’avons aperçu que peu avant la tombée de la nuit. Nous marchions sur des cendres depuis plus d’une heure, en nous efforçant de ne pas écraser les pousses naissantes des phénix et des pyromèches qui percent crânement à travers le sol calciné, lorsque Tuk s’est arrêté subitement en pointant l’index.
Le tesla, encore à cinq cents mètres devant nous, devait faire au moins cent mètres de haut, dépassant d’un bon tiers le prométhée le plus élevé des environs. Son faîte en forme de bulbe, qui abrite sa poche accumulatrice, était impressionnant. Les branches radiales de sa couronne étaient chargées de douzaines de lianes nimbiques dont l’éclat argenté étincelait sur le fond du ciel vert et lapis. Tout cela évoquait pour moi quelque mosquée de la Nouvelle-Mecque aux formes élégantes et racées, irrévérencieusement parée de guirlandes de métal.
— Il faut se ti’er d’là vite fait avec nos b’ics, a grogné Tuk en insistant pour que nous revêtions sans plus attendre notre tenue spécialement conçue pour la forêt des flammes.
Tout le reste de la journée, nous avons arpenté la cendre avec nos masques à osmose et nos lourds brodequins à semelle isolante, transpirant sous plusieurs couches de tissu gamma épais comme du cuir. Les deux brics étaient de plus en plus nerveux, dressant leurs longues oreilles au moindre bruit. Même à travers mon masque, cela sentait l’ozone, ce qui m’a rappelé le train électrique avec lequel je jouais, enfant, le dimanche après-midi, à Villefranche-sur-Saône.
Nous avons établi notre camp pour la nuit aussi près que possible d’un fourré d’abestes. Tuk m’a montré comment disposer le cercle de paravolts autour de nous. Mais il n’a pas cessé, en assemblant les tubes, de grommeler des avertissements sinistres et de lever la tête vers le ciel à l’affût du moindre nuage.
J’ai bien l’intention de passer une bonne nuit malgré tout.
Quatre-vingt-quatrième jour :
Quatre heures du matin.
Sainte mère du Christ.
Cela fait trois heures que nous sommes plongés dans un cauchemar de fin du monde.
Les explosions ont débuté peu après minuit. Ce n’étaient que des craquements d’éclairs, au début, et Tuk et moi avons eu le tort de passer la tête sous le rabat de la tente pour admirer le feu d’artifice. J’ai connu les orages de mousson du mois de Matthieu sur Pacem, aussi la première heure de fantasmagorie m’a-t-elle paru relativement familière. Seule la vue des lointains teslas comme foyers invariables des formidables décharges électriques était véritablement impressionnante. Mais bientôt les géants de la forêt se sont mis à flamboyer et à cracher leur énergie accumulée. Puis, juste au moment où je replongeais dans le sommeil malgré le tintamarre ininterrompu, l’apocalypse s’est déchaînée.
Au moins une centaine d’arcs électriques durent se former pendant les dix premières secondes de spasme énergétique des teslas. Un prométhée situé à moins d’une trentaine de mètres de nous explosa, projetant des brandons du haut de ses cinquante mètres sur le sol de la forêt. Les tubes des paravolts rougeoyaient et sifflaient en déviant l’un après l’autre les arcs de mort grésillants et bleutés qui harcelaient notre petit campement. Tuk me cria quelque chose, mais aucun son humain ne pouvait dominer le déchaînement des flammes du ciel. Un bouquet de phénix s’embrasa soudain à quelques pas des brics entravés, et l’un de ces animaux terrifiés, malgré le capuchon qui lui cachait les yeux, rompit son entrave et se précipita à travers le cercle de paravolts. Aussitôt, une demi-douzaine d’éclairs issus du tesla le plus proche s’abattirent sur l’infortuné animal. L’espace d’une folle seconde, j’aurais juré voir le squelette de l’animal briller d’une phosphorescence bleutée à travers ses chairs en ébullition. Puis il fit un bond spasmodique dans les airs et cessa tout simplement d’exister.
Il y a trois heures que nous contemplons ce spectacle de fin du monde. Deux des tubes du paravolt ont cédé, mais les huit autres continuent de fonctionner. Tuk et moi sommes pelotonnés au cœur brûlant de notre tente, et nos masques à osmose filtrent suffisamment d’oxygène dans l’air enfumé pour nous permettre de respirer. C’est uniquement grâce à la prévoyance de Tuk, qui a planté la tente loin de toute végétation qui aurait pu servir de cible aux teslas, mais aussi à proximité des abestes protecteurs, que nous avons pu survivre jusqu’ici, à l’abri, naturellement, du cercle de tubes en alliage renforcé qui nous sépare de l’éternité.
— On dirait qu’ils tiennent le coup ! ai-je crié à Tuk, ma voix couvrant à peine les craquements et les sifflements de la tempête.
— Ils sont faits pou’ teni’ une heu’, deux au maximum ! a grogné mon guide. Ils peuvent claquer d’un moment à l’aut’, et ce se’a fini pou’ nous !
J’ai hoché la tête en aspirant un peu d’eau tiède à travers l’iris de mon masque à osmose. Si je ne meurs pas cette nuit, je rendrai toujours grâce à Dieu de m’avoir permis, dans son infinie générosité, d’assister à ce spectacle.
Quatre-vingt-septième jour :
Tuk et moi avons émergé seulement hier à midi de la partie nord-est encore rougeoyante de la forêt des flammes. Nous nous sommes empressés de dresser notre tente au bord d’un frais ruisseau, et nous avons dormi dix-huit heures d’affilée, rattrapant trois nuits blanches et deux jours de marche hagarde au milieu d’un paysage cauchemardesque de cendres et de flammes. Partout où nous tournions les yeux, en nous dirigeant vers la crête qui marque la limite de la forêt, nous pouvions voir les cosses et les cônes s’ouvrir à une nouvelle vie en remplacement des espèces à feu détruites dans la conflagration des deux nuits précédentes. Cinq de nos tubes paravolt fonctionnaient encore, mais ni Tuk ni moi ne tenions à les mettre à l’épreuve une nuit de plus. Notre bric survivant s’était écroulé, mort, à l’instant même où nous lui avions ôté le lourd chargement qu’il portait sur le dos.
Je me suis levé ce matin à l’aube, au son de l’eau courante. J’ai remonté le ruisseau en direction du nord-est sur quelques centaines de mètres, puis je l’ai subitement perdu de vue tandis que le bruit du torrent s’intensifiait.
La Faille ! J’avais presque oublié notre destination. Un peu plus tard dans la matinée, titubant à travers la brume, sautant d’un galet mouillé à l’autre au milieu du cours d’eau un peu plus large ici, j’ai fini par m’agripper tant bien que mal à un gros rocher en surplomb d’où la vue plonge sur une cataracte assourdissante qui doit bien représenter trois mille mètres de chute verticale à travers la brume, jusqu’aux blocs rocheux et au fleuve qui se trouve en bas.
La Faille n’a pas été creusée à travers le plateau par l’érosion comme le légendaire Grand Canyon de l’Ancienne Terre ou la Fissure Continentale d’Hébron. Malgré l’activité de ses océans et de ses continents, qui rappellent ceux de la Terre, Hypérion est un monde parfaitement mort au plan tectonique. Il fait plutôt penser à Mars, Lusus ou Armaghast par son absence totale de dérive continentale. Comme Mars et Lusus, Hypérion a été marqué par ses périodes glaciaires, bien que leur périodicité, ici, soit portée à trente-sept millions d’années par la très longue éclipse de la naine binaire actuellement invisible. Le persoc compare la Faille au canyon pré-terraformé de Valles Marineris, sur Mars, résultant, comme elle, de l’affaiblissement de la croûte consécutif aux différentes périodes de glaciation et de dégel qui se sont succédé au cours des millénaires. À cela, il faut ajouter, naturellement, l’action des cours d’eau souterrains comme le Kans. L’effondrement massif ainsi causé forme une longue cicatrice qui creuse tout le secteur montagneux du continent d’Aquila.