Sur l’Ancienne Terre, ils possédaient un mot pour décrire ce que j’étais. Un collabo. Même si Hébron n’était pas ma planète natale, les colons qui s’y étaient réfugiés avaient été poussés par des raisons aussi évidentes que celles de mes ancêtres, ceux qui signèrent l’Alliance de Vie sur l’île de Maui, sur l’Ancienne Terre. Mais j’estimais que mon heure n’était pas encore venue. J’attendais. Et durant cette attente, j’ai joué le jeu. Avec toutes ses conséquences.
Ces gens me faisaient confiance. Ils finirent par croire ce que je leur racontais sur la gloire qu’il peut y avoir à faire partie de la communauté humaine… c’est-à-dire à entrer dans le Retz. Ils insistèrent pour qu’une seule ville soit ouverte aux étrangers. J’acceptai avec un sourire. Aujourd’hui, la Nouvelle-Jérusalem abrite soixante millions de personnes alors que le continent tout entier n’est peuplé que de dix millions de colons juifs autochtones, qui dépendent de la cité retzienne pour la majeure partie de leurs fournitures. Et cela durera une décennie au plus. Sans doute bien moins.
J’ai un peu craqué lorsque Hébron est entrée dans le Retz. J’ai découvert l’alcool, l’antithèse bénie du flash-back et du câblage mental. Gresha est restée avec moi à la clinique pendant toute la durée de ma cure. Curieusement pour un monde judaïque, il s’agissait d’une institution catholique. Je me souviens du froissement des robes dans les corridors, la nuit.
Ma dépression s’est faite discrètement et loin de tout. Ma carrière n’en a pas souffert. C’est en tant que consul à part entière que j’ai pris mon poste sur Bressia avec ma femme et mon fils.
Quel rôle délicat était le nôtre sur cette planète ! Nous faisions continuellement de la corde raide. Depuis des décennies, vous le savez, colonel Kassad, les forces du TechnoCentre harcelaient les essaims extros partout où ils trouvaient refuge. Les autorités constituées du Sénat et de l’Assemblée consultative des IA avaient décidé qu’il fallait tester, d’une manière ou d’une autre, les capacités militaires des Extros dans les Confins. C’est Bressia qui fut choisie. J’admets que les Bressians se comportaient en dignes représentants de l’Hégémonie avant mon arrivée. Leur société archaïque et caricaturale était de type prussien, militariste à souhait. Ils étaient particulièrement arrogants dans leurs prétentions économiques, et poussaient la xénophobie au point de s’engager gaillardement dans l’armée afin de « balayer la menace extro ». Ils allèrent même, au début, jusqu’à affréter des vaisseaux-torches pour attaquer les essaims. Avec des engins au plasma, des sondes à impact et des virus modifiés.
C’est à la suite d’une légère erreur de calcul que je me trouvais encore sur Bressia lorsque les hordes extros sont arrivées. Cela se joua à quelques mois près. Normalement, c’est une équipe d’analystes militaro-politiques qui aurait dû se trouver à ma place.
C’était sans importance pour l’Hégémonie, dont les desseins étaient servis quand même. La résolution et les capacités de déploiement rapide de la Force purent être testés comme il se devait sans que les intérêts de l’Hégémonie n’en souffrent. C’est à ce moment-là que Gresha a trouvé la mort, naturellement. Lors du tout premier bombardement. Quant à mon fils alors âgé de dix ans, Alón, il se trouvait avec moi, et il a survécu à la guerre… pour mourir bêtement quand un crétin de la Force a placé un engin piégé ou une charge de démolition trop près des baraquements des réfugiés à Buckminster, la capitale.
Je n’étais pas à ses côtés quand il est mort.
Après Bressia, j’ai été promu. On m’a confié la mission la plus délicate et la plus passionnante que l’on pouvait donner à quelqu’un qui avait un simple rang de consul. Je devins l’agent diplomatique chargé de négocier directement avec les Extros.
Au début, je me distransportai fréquemment sur Tau Ceti Central pour avoir de longs entretiens avec le comité du sénateur Gladstone et un certain nombre de conseillers IA. Je rencontrai Meina Gladstone en personne. Leurs intentions étaient assez compliquées. En gros, il fallait provoquer les Extros afin qu’ils nous attaquent, et la clé de cette provocation était le monde d’Hypérion.
Les Extros observaient Hypérion depuis bien avant la bataille de Bressia. Nos services de renseignement disaient qu’ils étaient obsédés par les Tombeaux du Temps et par le gritche. Leur attaque contre le vaisseau-hôpital de l’Hégémonie qui transportait, entre autres, le colonel Kassad était le résultat d’une méprise. Le commandant du vaisseau extro avait pris le bâtiment pour un vaisseau de spin militaire. Plus grave encore, du point de vue extro, était le fait qu’en donnant l’ordre à ses vaisseaux de descente de se poser à proximité des Tombeaux du Temps, ce même commandant nous avait révélé ses capacités à défier les marées du temps. Après le massacre de ses commandos par le gritche, le commandant du vaisseau-torche a été exécuté dès son retour aux essaims.
Nos services de renseignement estimaient que la méprise des extros ne s’était pas soldée par un désastre total. Des informations capitales sur le gritche avaient été obtenues. Et les Extros étaient de plus en plus obsédés par Hypérion.
Gladstone m’expliqua longuement comment l’Hégémonie comptait tirer parti de cette obsession. Elle me fit comprendre que l’affrontement qu’elle voulait provoquer était une affaire concernant davantage la politique intérieure du Retz que les Extros eux-mêmes. Des éléments du TechnoCentre s’opposaient depuis des siècles à l’entrée d’Hypérion dans l’Hégémonie. Ils ne faisaient plus cela, disait-elle, dans l’intérêt de l’humanité, et l’annexion en force de cette planète, sous couvert de défendre le Retz, donnerait l’occasion à des coalitions d’IA plus progressistes de renforcer leur pouvoir au sein du TechnoCentre. Ces modifications de l’équilibre politique du Centre seraient profitables au Sénat et au Retz d’une manière qui ne me fut pas expliquée pleinement. La menace potentielle représentée par les Extros serait définitivement balayée, et une nouvelle ère de gloire s’ouvrirait pour l’Hégémonie.
Gladstone insista sur le fait que je n’étais pas obligé de me porter volontaire pour cette mission, qui mettrait ma vie et ma carrière en péril. Mais j’acceptai tout de même.
L’Hégémonie me fournit un vaisseau particulier. Je ne demandai qu’une seule modification dans son agencement : l’installation d’un vieux piano Steinway.
Des mois durant, je voyageai en solitaire avec mes réacteurs Hawking. Je traversai pendant quatre mois des régions de l’espace où les essaims extros migraient régulièrement. Finalement, mon vaisseau fut détecté et capturé. Ils acceptèrent de me considérer comme un messager, tout en sachant que j’étais là pour les espionner. Ils envisagèrent de m’exécuter, mais ne le firent pas. Ils envisagèrent aussi de négocier avec moi, et décidèrent finalement de le faire.
Je n’essaierai pas de décrire la beauté de la vie à l’intérieur d’un essaim, ni leurs cités-globes à gravité zéro, ni leurs agricomètes, ni leurs amas de propulsion, ni leurs forêts micro-orbitales, ni leurs rivières migratrices, ni les dix mille couleurs et textures de la vie durant leur Semaine de la Jonction. Qu’il me suffise de vous dire ma conviction que les Extros ont accompli ce que l’humanité n’a pas su faire depuis des millénaires : évoluer. Pendant que nous continuons de vivre dans nos cultures dérivées, pâles reflets de la vie sur l’Ancienne Terre, les Extros explorent de nouvelles dimensions esthétiques, artistiques, éthiques ou bioscientifiques, tout ce qui change et qui est susceptible de refléter l’âme humaine.