— Il y a encore des doutes ?
— Quelques débats d’éthique. À quelques mètres de nous, les trois techniciens étaient en train de recouvrir les machines d’une toile caméléon et d’un champ de confinement codé.
— Une guerre interstellaire causera la mort de millions, et peut-être de milliards de personnes, reprit Andil. Lâcher le gritche dans le Retz est un acte qui peut être lourd de conséquences imprévues. Quel que soit notre désir de frapper le TechnoCentre, il y a des controverses sur la meilleure manière d’atteindre nos objectifs.
Je hochai lentement la tête tout en contemplant les techniciens au travail et la vallée des Tombeaux qui s’étendait derrière eux.
— Quand vous aurez activé le dispositif, murmurai-je, vous ne pourrez plus retourner en arrière. Le gritche sera libéré, et il vous faudra gagner la guerre pour le maîtriser, c’est bien cela ?
Andil eut un léger sourire.
— C’est bien cela, dit-elle.
Je la tuai alors, avec ses trois techniciens. Puis je lançai le laser Steiner-Ginn de grand-mère Siri le plus loin possible dans les dunes, je m’assis sur un emballage vide en mousse lovée et je sanglotai durant quelques minutes. Je m’avançai alors vers le cadavre d’un technicien, lui pris son persoc, l’utilisai pour pénétrer dans le champ de confinement, dégageai les machines de leur toile caméléon et activai le dispositif.
Il n’y eut pas de modification visible. L’atmosphère avait la même limpidité de fin d’hiver. Le Tombeau de Jade brillait doucement tandis que le Sphinx continuait de regarder le néant. Les seuls bruits qui parvenaient à mes oreilles étaient les crépitements du sable projeté par le vent contre les caisses et les cadavres. Seul un témoin lumineux sur une machine extro indiquait que le dispositif fonctionnait… et avait déjà fait son œuvre.
Je retournai lentement au vaisseau. Je m’attendais presque à voir surgir le gritche. J’espérais à moitié qu’il allait apparaître soudain devant moi. Je demeurai assis sur le balcon de mon vaisseau durant plus d’une heure, à contempler les ombres qui emplissaient la vallée et le sable qui recouvrait peu à peu les corps. Mais le gritche ne vint pas. Et je ne vis pas le moindre arbre à épines. Au bout de quelque temps, je me mis devant mon Steinway et jouai un Prélude de Bach. Puis je bouclai le vaisseau et pris l’espace.
Je contactai les Extros pour leur dire qu’un accident s’était produit. Le dispositif s’était déclenché prématurément, et le gritche avait massacré les autres. Malgré la confusion et la panique que cette nouvelle provoqua chez eux, les Extros proposèrent de m’abriter chez eux. Je déclinai leur offre. Puis je regagnai le Retz. Les Extros ne me poursuivirent pas.
J’utilisai mon mégatrans pour contacter Gladstone et lui dire que les agents extros avaient été éliminés par mes soins. Je lui annonçai que l’invasion était extrêmement probable et que le piège fonctionnait comme prévu. Mais je ne lui parlai pas de la machine extro. Gladstone me félicita et m’invita chez elle. Je déclinai son invitation en expliquant que j’avais besoin de silence et de solitude. Puis je dirigeai mon vaisseau vers le monde des Confins le plus proche du système d’Hypérion, sachant que le voyage en soi consumerait le temps nécessaire au commencement de l’acte suivant.
Plus tard, lorsque l’appel au pèlerinage fut lancé par Gladstone en personne sur mégatrans, je compris le rôle que les Extros m’avaient réservé sur la fin. Les Extros ou bien le TechnoCentre, ou encore Gladstone et ses machinations. Peu importe, désormais, qui se considère le maître des évènements. Les évènements n’obéissent plus à aucun maître.
Le monde que nous connaissons est en train de prendre fin, mes amis, quoi qu’il puisse nous arriver. En ce qui me concerne, je n’ai aucune requête à présenter au gritche, aucune déclaration finale à lui soumettre ni à soumettre à l’univers. Je suis revenu parce qu’il le fallait, parce que c’était mon destin. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours su ce que je ferais un jour. Je savais que je retournerais, seul, me recueillir devant le tombeau de Siri, pour jurer qu’elle serait vengée de l’Hégémonie. Je savais également quel serait pour moi le prix à payer, aussi bien au regard de ma vie que de l’histoire.
Mais lorsque viendra le moment de juger, de comprendre une trahison qui se propagera comme un incendie à travers le Retz et qui causera la mort de planètes entières, je vous demande de ne pas penser à moi, car mon nom n’était même pas écrit dans l’eau, comme celui de votre poète disparu, mais de penser à l’Ancienne Terre, qui est morte sans raison, et aux dauphins, dont les carcasses grises ont pourri au soleil, et aussi aux îles mobiles, que j’ai vues errer sans but, leurs eaux nourricières saccagées, leurs hauts-fonds Équatoriaux criblés de plates-formes de forage, elles-mêmes surchargées de touristes braillards exhalant des odeurs de lotion solaire et de cannabis.
Mieux encore, ne pensez à rien de tout cela. Restez comme je l’ai fait après avoir appuyé sur le bouton, assassin, traître, mais fier tout de même, campé sur le sol d’Hypérion, la tête droite, le poing levé vers le ciel, criant comme Mercutio : « Maudites soient vos deux maisons ! »
Car, voyez-vous, je n’ai pas oublié le rêve de ma grand-mère. Je n’ai pas oublié comment les choses auraient pu être.
Je me souviens de Siri.
— C’est donc vous l’espion ? fit le père Hoyt. L’espion extro ? Le consul se frotta les joues sans rien dire. Il semblait épuisé, complètement à bout de forces.
— Ouais, grogna Martin Silenus. La Présidente m’avait averti, lorsqu’elle m’a désigné pour faire ce pèlerinage. Elle m’a prévenu qu’il y aurait un espion parmi nous.
— Elle a dit cela à tout le monde, fit sèchement Brawne Lamia.
Elle regarda le consul. Il semblait y avoir une certaine tristesse dans ses yeux.
— Notre ami est donc un espion, murmura Sol Weintraub. Mais ce n’est pas seulement un agent des Extros, ajouta-t-il en prenant dans ses bras le bébé qui venait de se réveiller et qui pleurait. C’est ce que l’on appelle dans les séries d’espionnage un agent double, et même triple, dans le cas présent. Un agent de la régression totale. En réalité, un agent exterminateur.
Le consul leva les yeux vers le vieil érudit.
— C’est quand même un espion, déclara Silenus. Et les espions, on les exécute, pas vrai ?
Le colonel Kassad avait son bâton de la mort à la main. Mais il n’était braqué sur personne en particulier.
— Êtes-vous en contact avec votre vaisseau ? demanda-t-il au consul.
— Oui.
— De quelle manière ?
— Le persoc de Siri… Il a été… modifié.
Kassad hocha légèrement la tête.
— Et vous êtes resté en contact avec les Extros par l’intermédiaire du mégatrans de bord ?
— Oui.
— Pour les tenir au courant du pèlerinage comme ils vous l’avaient demandé ?
— Oui.
— Vous ont-ils répondu ?
— Non.
— Comment croire à ce qu’il raconte ? s’écria le poète. C’est un putain d’espion !
— Taisez-vous ! ordonna Kassad d’une voix impérative, sans quitter le consul des yeux un seul instant. Est-ce vous qui avez attaqué Het Masteen ?