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J’envisageai de rebrousser chemin à travers la forêt des flammes sans paravolt, mais j’abandonnai rapidement cette idée. Une mort certaine m’attendait si je partais, contre une mort probable si je restais.

Encore trois mois avant la prochaine période d’inactivité des teslas. Cent vingt jours locaux, à raison de vingt-six heures par jour. Une éternité.

Christ d’amour et de miséricorde, pourquoi ces choses-là m’arrivent-elles ? Pourquoi ai-je été épargné hier si c’est pour être sacrifié cette nuit… ou bien la prochaine ?

Tapi dans mon creux de rocher, je vois le ciel s’assombrir et j’écoute le sinistre gémissement du vent qui monte de la Faille. Je prie tandis que le ciel s’illumine du passage des météores à la trame rouge comme le sang.

Ou plutôt, disons que je m’adresse des paroles rassurantes.

Quatre-vingt-quinzième jour :

Les terreurs de la semaine écoulée se sont largement apaisées. Je m’aperçois que même la peur peut s’estomper et devenir banale après quelques jours de retour au calme.

Avec la machette, j’ai coupé quelques arbustes pour m’en faire un abri contre le vent. J’ai recouvert le toit et l’un des côtés de tissu gamma, après avoir calfaté tant bien que mal les rondins avec de la boue. L’abri est adossé à un gros rocher. J’ai ouvert quelques-unes de mes caisses de matériel pour y prélever certains outils, mais j’ai bien peur qu’ils ne me servent pas à grand-chose dans la situation où je me trouve.

J’ai commencé à utiliser les ressources du terrain pour agrémenter un peu mes réserves de nourriture déshydratée, qui diminuent de manière inquiétante. D’après le dérisoire programme établi sur Pacem il y a si longtemps, je devrais être en ce moment, depuis plusieurs semaines, parmi les Bikuras, troquant de menues marchandises contre de la nourriture locale. Mais tant pis. Outre la racine de chalme, insipide mais nutritive et facile à cuire, j’ai découvert une demi-douzaine de variétés de baies et de fruits que mon persoc a jugées comestibles. Jusqu’ici, mon estomac s’est déclaré d’accord, sauf dans un cas, où j’ai dû passer presque toute la nuit accroupi au bord du ravin le plus proche.

J’arpente le territoire qui entoure mon campement avec autant d’impatience que ces pélops en cage auxquels les petits padischahs d’Armaghast attachent tant de prix. Un kilomètre au sud, et quatre à l’ouest, la forêt des flammes est en pleine vigueur. La fumée rivalise avec les volutes de brume perpétuellement en mouvement pour cacher le ciel. Seuls les fourrés d’abestes impénétrables, les étendues rocheuses du sommet du plateau, comme celle où je me trouve, ou encore les crêtes qui forment des espèces de vertèbres dans la carapace du nord-est sont épargnés par les teslas.

Au nord, le plateau s’évase et la végétation devient plus dense aux abords de la Faille, sur une quinzaine de kilomètres, jusqu’à l’endroit où elle est bloquée par une crevasse dont la profondeur représente à peu près le tiers, et la largeur la moitié de celles de la Faille elle-même. Hier, j’ai poussé jusqu’au point situé le plus au nord, et j’ai contemplé, empreint de frustration, le territoire qui s’étend au-delà du précipice. Un autre jour, j’essaierai de le contourner par l’est, dans l’espoir de trouver un passage. Cependant, à en juger par les phénix que j’aperçois de l’autre côté et la fumée qui monte à l’horizon du nord-ouest, je ne devrais y trouver que des ravins couverts de chalme et des steppes où règne la forêt des flammes, comme l’indiquent approximativement les relevés topographiques orbitaux dont je dispose.

Ce soir, tandis que le vent entamait son chant funèbre, je me suis rendu sur la tombe de Tuk. À genoux, j’ai voulu prier, mais rien n’est venu.

Rien n’est venu, Édouard. Je suis aussi vide que ces faux sarcophages que nous avons autrefois exhumés ensemble par dizaines dans les sables stériles du désert de Tarum bel Wadi.

Les gnostiques zen diraient que ce vide est un bon signe, qu’il présage l’ouverture spirituelle vers de nouveaux niveaux de conscience, de nouvelles intuitions, de nouvelles expériences.

Merde.

Le vide que je ressens n’est rien d’autre que… du vide.

Quatre-vingt-seizième jour :

J’ai trouvé les Bikuras. Disons, plutôt, qu’ils m’ont trouvé. J’écris rapidement ces mots avant qu’ils ne viennent me tirer du « sommeil » où ils me croient plongé.

J’étais en train d’effectuer quelques relevés cartographiques à quatre kilomètres à peine au nord du camp lorsque la brume s’est levée à la faveur du réchauffement atmosphérique de la mi-journée, me permettant d’apercevoir quelques terrasses, de mon côté de la Faille, qui étaient demeurées cachées jusqu’alors. Je pris mes jumelles électroniques pour les examiner. Il s’agissait d’une série de gradins, corniches, protubérances, ressauts et redans qui s’avançaient bien au-delà du surplomb. Mais le plus extraordinaire est que je m’aperçus bientôt que j’étais en train d’observer des habitations humaines. Il y avait là une douzaine de huttes primitives, des cabanes faites de blocs de pierre et de branches de chalme tassées et calfatées avec de la mousse. Leur origine humaine était indiscutable.

Je demeurai là un bon moment, les jumelles à la main, essayant de décider si je devais descendre à la rencontre des gens qui avaient édifié ces huttes ou battre précipitamment en retraite avant qu’ils ne me voient. Mais je ressentis, à ce moment-là, ce picotement glacé, au niveau de la nuque, qui permet d’affirmer avec une quasi-certitude que l’on n’est plus tout seul. Abaissant mes jumelles, je me retournai lentement. Ils étaient là. Les Bikuras, au moins une trentaine, formaient un large demi-cercle qui ne me laissait aucune retraite possible vers la forêt.

J’ignore à quoi je m’étais attendu au juste. Des sauvages nus, peut-être, avec une expression féroce et des colliers de dents. Ou peut-être le genre d’ermite barbu et chevelu que les voyageurs rencontrent parfois dans les montagnes de Moshé, sur Hébron. Quoi qu’il en soit, la réalité des Bikuras ne correspondait à rien de tout cela.

Les gens qui s’étaient silencieusement approchés si près de moi étaient de petite taille. Pas un ne dépassait mon épaule. Ils étaient vêtus de robes sombres de facture grossière, qui les couvraient de la nuque aux pieds. Lorsqu’ils se déplaçaient, ce qui était le cas pour certains d’entre eux en ce moment, ils semblaient glisser par terre comme des spectres. De loin, ils me faisaient tout à fait penser à un groupe de jésuites en miniature dans quelque lointaine annexe du Nouveau-Vatican.

Je faillis éclater de rire, mais je fus arrêté à temps par la pensée qu’une telle réaction pourrait être interprétée comme un signe de panique naissante. Les Bikuras, cependant, ne manifestaient aucune hostilité qui eût pu causer cette panique. Ils ne portaient pas d’armes, et leurs petites mains étaient vides. Aussi vides que leur expression.

Leur physionomie est difficile à décrire succinctement. Ils sont chauves, pour commencer. Tous, sans exception. L’absence de toute pilosité, de même que la robe aux plis amples qui descend jusqu’à terre, ne permet pas de distinguer aisément les hommes des femmes. Le groupe qui me faisait face – une cinquantaine d’individus, à présent – semblait constitué uniquement d’adultes à peu près du même âge, entre quarante et cinquante années standard. Ils avaient tous le visage lisse et le teint légèrement jaune, caractéristique que je supposais liée à l’ingestion, sur des générations, de minéraux en traces présents dans le chalme et les autres plantes locales.