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— Père Duré, ai-je répété patiemment. Je suis le père Paul Duré.

Le persoc répète fidèlement ces mots, mais ils n’essaient même pas de prononcer mon nom.

Hormis leur disparition collective, chaque jour avant le coucher du soleil, et leur sieste de deux heures au milieu de l’après-midi, ils ont très peu d’activités en tant que groupe. Même la répartition de leurs logements semble faite au hasard. Al, par exemple, passe ses heures de sieste tantôt avec Betty, tantôt avec Gam, ou encore avec Zelda ou Pete. Aucune règle ne semble les guider. Tous les trois jours, ils se rendent tous, au complet, dans la forêt et font main basse sur tout ce qu’ils trouvent de bon à manger : racines et écorce de chalme, baies, fruits, etc. J’étais sûr qu’ils étaient végétariens jusqu’au jour où j’ai vu Del mordre dans une jeune créature arboricole qui semblait morte depuis longtemps. Le petit primate avait dû tomber d’une haute branche. Il semble donc que les Soixante-dix ne dédaignent pas, à l’occasion, un complément carné à leur régime, mais qu’ils soient trop stupides et indolents pour chasser des proies.

Chaque fois qu’ils ont soif, les Bikuras doivent parcourir environ trois cents mètres pour aller boire à une cascade qui se jette dans la Faille. Je n’ai vu dans leurs huttes aucun objet qui ressemble à un récipient. Je conserve une réserve d’eau personnelle de quarante litres dans des bidons en plastique, mais aucun habitant du village ne s’y est jamais intéressé. Compte tenu de l’estime en chute libre que j’éprouve actuellement pour eux, je ne suis pas étonné qu’ils aient passé des générations entières dans un village où il n’y a même pas un point d’eau.

— Qui a bâti ces maisons ? ai-je demandé.

Ils n’ont pas de mot pour dire « village ».

— Les Soixante-dix, me répond Will.

Je le distingue aisément des autres grâce à un doigt cassé qui ne s’est pas remis correctement en place. Chacun d’eux, quand on y regarde de près, a quelque chose qui le distingue des autres. Mais je me demande, parfois, s’il ne serait pas plus facile de faire la différence entre des corneilles.

— Quand ont-elles été bâties ?

Mais je ne me fais pas d’illusions. L’expérience m’a appris qu’ils ne répondaient jamais à une question commençant par « quand ».

Celle-ci ne fait pas exception à la règle.

Chaque soir, ils descendent dans la Faille en s’aidant des lianes. J’ai essayé de les suivre, le troisième soir, mais ils se sont mis à six pour me faire rebrousser chemin jusqu’à ma hutte, d’une manière en même temps douce et ferme. C’était la première fois qu’ils faisaient preuve, à mon égard, d’un comportement que l’on pourrait qualifier d’agressif, et cela m’a rempli d’une certaine appréhension.

Le lendemain, lorsqu’ils se sont mis en route, j’ai sagement regagné ma hutte, sans même me retourner. Mais par la suite, quand ils sont revenus, je suis allé discrètement récupérer mon imageur et son trépied, dissimulés dans une crevasse de la falaise. Les vues holos montrent les Bikuras en train de descendre le long de la falaise, agrippés aux lianes, aussi agilement que les petites créatures arboricoles qui peuplent les forêts de chalme et de vorts. Mais, au bout d’un moment, ils disparaissent sous le surplomb.

— Que faites-vous, chaque soir, quand vous descendez dans la Faille ? ai-je demandé à Al.

Il m’a considéré quelques instants avec ce sourire de bouddha inspiré que j’en suis arrivé à haïr.

— Tu appartiens au cruciforme, m’a-t-il dit comme si cela répondait à tout.

— Est-ce que vous descendez pour pratiquer un culte ?

Pas de réponse.

— Je suis comme vous le serviteur de la croix, ai-je ajouté, sachant que mon persoc traduirait : « J’appartiens au cruciforme. »

Je pense que je n’aurai bientôt plus besoin de cette machine pour traduire, mais nous avions là une conversation trop importante pour que je laisse quoi que ce fût au hasard.

— Cela signifie-t-il que je pourrais me joindre à vous lorsque vous descendez dans la Faille ? ai-je demandé.

L’espace d’un moment, j’eus l’impression qu’il réfléchissait. Son front se plissa. C’était la première fois que je voyais, sur le visage de l’un des Soixante-dix, une expression qui ressemblait vraiment à un froncement de sourcils. Puis il me répondit :

— Ce n’est pas possible. Tu appartiens au cruciforme, mais tu ne fais pas partie des Soixante-dix.

J’eus conscience que la formulation de cette distinction avait dû mobiliser chaque neurone et chaque synapse de son cerveau.

— Que feriez-vous si je descendais dans la Faille ? demandai-je alors.

Je ne m’attendais pas à une réponse. Les questions spéculatives n’en recevaient généralement guère plus que celles qui étaient axées sur la chronologie. Mais cette fois-ci fut l’exception. Alpha retrouva son sourire de chérubin pour murmurer avec calme :

— Si tu essaies de descendre le long de la falaise, nous te maintiendrons dans l’herbe, nous prendrons des cailloux pointus, nous te couperons la gorge et nous attendrons que ton sang cesse de couler et ton cœur de battre.

Je ne répliquai pas. Je me demandais s’il entendait le martèlement de mon cœur en cet instant. Au moins, me disais-je, tu n’as plus à t’inquiéter qu’ils te prennent pour un dieu, maintenant.

Le silence se prolongea. Finalement, Al ajouta une petite phrase à laquelle je n’ai cessé de penser jusqu’à présent.

— Et si tu recommençais après cela, nous serions obligés de te tuer encore.

Nous nous sommes longtemps regardés, chacun de son côté convaincu, j’en suis sûr, que l’autre était un parfait idiot.

Cent quatrième jour :

Chaque découverte ne fait qu’ajouter à ma confusion.

L’absence d’enfants dans le village m’a intrigué depuis le premier jour. En reprenant mes notes, je trouve de nombreuses mentions concernant cette énigme dans les observations dictées au jour le jour à mon persoc, mais aucune trace dans ce fouillis personnel que j’appelle mon journal. Peut-être, inconsciemment, ai-je jugé les implications trop effrayantes.

En réponse à mes efforts répétés et maladroits pour percer ce mystère, les Soixante-dix n’ont pu m’offrir que les éclaircissements habituels, consistant en sourires béats assortis de coq-à-l’âne en comparaison desquels le bavardage du plus demeuré des idiots de village de tout le Retz pourrait passer pour une succession d’aphorismes avisés. La plupart du temps, au demeurant, je n’ai pas de réponse du tout.

Un jour, m’étant rapproché de celui que j’ai nommé Del et ayant attendu patiemment qu’il veuille bien s’apercevoir de ma présence, je lui ai posé ma question :

— Pourquoi n’y a-t-il pas d’enfants ?

— Nous sommes les Soixante-dix, a-t-il murmuré.

— Où sont vos bébés ?

Pas de réponse. Pas même de regard gêné éludant la question. Simplement un visage sans expression.

— Lequel est le plus jeune d’entre vous ? ai-je demandé après avoir pris une longue inspiration.

Del a paru réfléchir, aux prises avec un concept qui le dépassait. Je me demande si les Bikuras ont perdu tout sens chronologique au point que de telles questions soient condamnées à ne jamais recevoir de réponse. Mais au bout d’une minute ou deux de silence, il a pointé l’index en direction de l’endroit où Al était accroupi au soleil, son petit métier à tisser primitif à la main.

— C’est lui qui est revenu le dernier, a-t-il dit.