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— Revenu ? D’où ?

Il m’a regardé sans aucune émotion ni impatience.

— Tu appartiens au cruciforme, m’a-t-il dit. Tu dois connaître les voies de la croix.

Je hochai lentement la tête. J’en savais assez pour identifier là l’une des nombreuses boucles d’illogisme qui faisaient habituellement dérailler nos conversations. Je m’efforçai de ne pas lâcher le fil ténu d’information qui nous reliait encore en disant :

— Si je comprends bien, Al est le dernier qui soit né. Qui soit revenu. Mais d’autres, après lui… reviendront ?

Je n’étais même pas certain de comprendre ma propre question. Comment se renseigne-t-on sur les choses qui concernent la naissance lorsque l’interlocuteur auquel on a affaire n’a pas de mot pour désigner un enfant et semble ignorer le concept de temps ? Mais Del parut saisir ce que je venais de dire. Il approuva d’un mouvement de tête. Encouragé, je poursuivis :

— Quand le prochain des Soixante-dix naîtra-t-il, ou reviendra-t-il ?

— Personne ne peut revenir tant qu’il n’est pas mort, répliqua Del.

Je crus soudain comprendre.

— Tu veux dire qu’il n’y a pas d’enf… que personne ne reviendra tant que quelqu’un ne mourra pas, murmurai-je. Vous remplacez ceux qui meurent par d’autres pour que les Soixante-dix ne changent jamais de nombre ?

Del répondit par l’un de ces silences que j’avais appris à interpréter comme un assentiment. Le système paraissait relativement simple. Les Bikuras respectaient sérieusement leur nom. Ils maintenaient leur population à soixante-dix, soit le nombre exact de passagers du vaisseau d’ensemencement tombé sur cette planète quatre cents ans auparavant, une coïncidence étant ici improbable. Lorsque l’un d’eux mourait, ils faisaient naître un enfant pour remplacer l’adulte. Simple comme tout.

Mais parfaitement impossible. Les lois de la biologie et de la nature ne fonctionnent pas ainsi. Outre le problème du seuil démographique, il y avait d’autres absurdités évidentes. Bien qu’il soit difficile d’attribuer un âge à ces individus imberbes, il saute aux yeux que la différence entre le plus jeune et le plus âgé n’excède pas dix ans. Bien qu’ils se comportent tous, la plupart du temps, comme des enfants, je serais tenté de dire que leur âge moyen se situe entre quarante et quarante-cinq années standard. Où sont donc leurs vieux ? Où sont les parents, les oncles âgés et les tantes célibataires ? À ce train-là, toute la tribu vieillira à peu près à la même époque. Que se passera-t-il lorsque plus personne ne sera en âge d’avoir des enfants, et qu’il faudra remplacer ceux qui meurent ?

Les Bikuras mènent une vie monotone et sédentaire. Le pourcentage de morts accidentelles, même au bord d’un abîme comme la Faille, doit être faible. Il n’y a aucun prédateur dans la région. Les variations climatiques sont minimes, et je pense que les sources de nourriture sont stables. Malgré tout, je suis sûr qu’il a dû y avoir, au cours des quatre cents ans d’existence de cette singulière tribu, des périodes où la famine a décimé le village, où les lianes ont cédé plus que de coutume sous le poids d’un Bikura, bref, une de ces séries statistiques causées par n’importe quoi, qui font subitement grimper la courbe de mortalité et que les compagnies d’assurances, depuis des temps immémoriaux, ont toujours redoutées partout.

Mais comment s’y prennent-ils, dans ce cas ? Se mettent-ils à procréer subitement pour compenser les pertes avant de reprendre leur petite vie asexuée ? Sont-ils différents des autres groupes humains connus au point de passer par des périodes de rut conjoncturel qui ne surviennent qu’une fois tous les dix ou vingt ans, voire une seule fois dans toute leur existence ? J’en doute.

J’ai beau passer toutes les possibilités en revue, je n’en trouve aucune qui soit vraiment satisfaisante. Supposons que ces gens vivent très longtemps, et qu’ils soient en mesure de se reproduire durant toute leur vie, uniquement pour remplacer les pertes. Cela n’explique pas pourquoi ils ont tous le même âge. Et je ne vois pas comment ils auraient pu acquérir une telle longévité. Les meilleurs produits contre le vieillissement offerts par l’Hégémonie permettent, au mieux, de prolonger la vie active de quelques années au-delà des cent ans fatidiques. L’hygiène de vie et les remèdes préventifs permettent de jouir d’une bonne vitalité jusqu’à soixante-dix ans – presque mon âge – mais si l’on excepte les transplantations clonées, la biotechnologie et les autres luxes réservés aux gens très riches, personne, dans le Retz, ne saurait songer à fonder une famille à soixante-dix ans ou à danser à son cent dixième anniversaire. Si le simple fait de se nourrir de racines de chalme ou de respirer l’air pur du plateau des Pignons avait des effets sensibles sur la longévité humaine, on peut parier que tout Hypérion, à l’heure qu’il est, mâcherait du chalme sur ce plateau, que la planète serait équipée d’un distrans depuis des siècles et que chaque citoyen de l’Hégémonie disposant d’une plaque universelle viendrait y passer ses vacances et sa retraite.

Non. La seule conclusion logique est que les Bikuras mènent une existence normale, qu’ils ont des enfants de manière normale, mais qu’ils les tuent, sauf lorsque l’un des Soixante-dix doit être remplacé. Ils pratiquent peut-être l’abstinence ou une quelconque méthode de limitation des naissances – plutôt que le massacre de leurs nouveau-nés – en attendant que toute la tribu atteigne un âge où le besoin d’un sang nouveau se fasse sentir. Tout le monde se mettrait alors à procréer en même temps, ce qui expliquerait que tous les membres de la tribu ont apparemment toujours le même âge.

Mais qui éduquerait les jeunes ? Et que deviendraient leurs parents et les gens âgés ? Les Bikuras transmettent-ils les rudiments de ce qui pourrait passer, à l’extrême limite, pour une culture, avant de se laisser mourir ? Cela – c’est-à-dire la disparition d’une génération en bloc – correspondrait-il à leur concept de vraie mort ? Les Soixante-dix assassineraient-ils collectivement les individus situés aux deux extrémités de leur courbe démographique en forme de cloche ?

Ce genre de spéculation est tout à fait stérile. Je commence à en avoir furieusement assez de mon incapacité à résoudre les problèmes. Définis-toi une stratégie une bonne fois pour toutes, Paul, et suis-la. Bouge un peu ton cul de jésuite !

Problème : Comment différencier les sexes ?

Solution : Amène quelques-uns de ces pauvres diables, par la persuasion ou par la force, à se prêter à un examen médical. Découvre ce que peuvent cacher le mystère des rôles sexuels et le tabou sur la nudité. Une société qui dépend, pour la limitation de ses naissances, d’une abstinence rigoureuse étalée sur plusieurs années est-elle compatible avec ta théorie ?

Problème : Pourquoi les Soixante-dix tiennent-ils tant à maintenir leur population au niveau de la colonie apportée à l’origine par le vaisseau spatial en perdition ?

Solution : Harcèle-les jusqu’à ce que tu la découvres.

Problème : Où sont les enfants ?

Solution : Ne leur laisse pas de répit jusqu’à ce que tu l’apprennes. Il est possible que leur voyage quotidien dans les profondeurs de la Faille soit lié à cette question. Qui sait s’ils n’ont pas une garderie en bas ? Ou bien un tas de petits ossements ?

Problème : Que signifient exactement les expressions « appartenir au cruciforme » et « suivre la voie de la croix » ? Ne s’agit-il pas, de toute évidence, d’une déformation des croyances religieuses des premiers colons ?

Solution : Découvre-la en allant à la source. Leur descente quotidienne dans l’abîme est-elle liée à des pratiques religieuses ?