Problème : Qu’y a-t-il en bas ?
Solution : Découvre cela en descendant toi-même.
Demain, s’ils respectent leur programme habituel, ils vont tous aller dans les bois durant plusieurs heures pour ramasser des baies. Cette fois-ci, je n’irai pas avec eux.
Je vais descendre dans la Faille.
Cent cinquième jour.
9 h 30. Merci, ô mon Dieu, de m’avoir permis de voir ce que j’ai vu aujourd’hui.
Merci, ô mon Dieu, de m’avoir fait venir ici en cet instant pour y découvrir la preuve de Ta Présence.
11 h 25. Édouard… Édouard !
Il faut que je retourne à la civilisation. Pour vous montrer. Pour montrer au monde entier !
J’ai emballé les affaires dont j’aurai besoin. Les disques et le film de l’imageur sont dans un sac que j’ai tressé avec des fibres d’abeste. J’ai de l’eau, de la nourriture, mon maser avec ses batteries à moitié déchargées, ma tente, des vêtements pour la nuit.
Si seulement le paravolt n’avait pas disparu !
J’ai soupçonné les Bikuras de l’avoir volé, mais j’ai cherché partout dans les huttes et la forêt voisine. Et je ne vois pas très bien ce qu’ils pourraient en faire.
Peu importe.
Je partirai aujourd’hui si je peux. Autrement, le plus tôt possible.
Édouard ! Tout est là, sur le film et les disques !
14 h. Impossible de passer aujourd’hui à travers la forêt des flammes. La fumée m’empêche même de m’approcher de la zone d’activité.
Je suis retourné au village, et j’ai revu les holos. Impossible de se tromper. Le miracle est authentique.
15 h 30. Les Soixante-dix vont rentrer d’un moment à l’autre. Et s’ils savaient… s’ils étaient capables de savoir, rien qu’en me regardant, que je suis allé là-bas ?
Je pourrais me cacher.
Je n’ai aucune raison de me cacher. Dieu ne m’a pas fait venir de si loin pour me montrer ce que j’ai vu et me laisser périr ensuite des mains de ces pauvres enfants.
16 h 15. Les Soixante-dix sont rentrés. Ils ont regagné leurs huttes sans même m’accorder un regard.
Assis sur le seuil de ma cabane, je ne peux pas m’empêcher de sourire, de rire aux éclats et de prier. Tout à l’heure, je suis allé au bord de la falaise dire la messe et communier. Les Bikuras ne se sont pas intéressés à moi.
Quand pourrai-je partir d’ici ? Le contremaître Orlandi et Tuk ont dit que la forêt des flammes demeurait en pleine activité pendant trois mois, cent vingt jours locaux, puis qu’il y avait un répit relatif de deux mois. Tuk et moi sommes arrivés le quatre-vingt-septième jour…
Je ne peux pas attendre encore cent jours pour rapporter la nouvelle au monde, à l’univers tout entier. Si seulement un glisseur pouvait braver la forêt des flammes et me tirer de là ! Si seulement j’avais accès à l’un des infosats qui desservent les plantations !
Tout est possible. D’autres miracles se produiront, maintenant.
23 h 50. Les Soixante-dix sont descendus dans la Faille. Le chœur du vent monte de partout.
Si seulement je pouvais être en bas avec eux !
Je vais faire ce qui s’en rapproche le plus. Je vais m’agenouiller ici, au bord de la falaise, et prier tandis que le vent des abîmes chante ce qui ne peut être, je le sais maintenant, qu’un hymne à la présence bien réelle de mon Dieu.
Cent sixième jour :
J’ai ouvert les yeux dans un matin parfait. Le ciel avait une couleur turquoise intense, le soleil y était serti comme une petite pierre sanguine. Je suis sorti sur le seuil de ma hutte tandis que la brume s’éclaircissait, que les créatures arboricoles donnaient leur premier concert de piaillements et que l’atmosphère se réchauffait peu à peu. Puis je suis rentré regarder une nouvelle fois mon film et mes disques.
Je m’aperçois que, dans la confusion d’hier, je n’ai pas encore décrit ce que j’ai vu en bas. Je vais essayer de le faire maintenant. J’ai sous les yeux les disques, le film et les notes de mon persoc, mais je continue de remplir ce journal par crainte que tout le reste ne soit détruit un jour.
Il était environ 7 h 30 quand je me suis laissé descendre, hier matin, contre le flanc de la falaise. À voir les Bikuras, il paraissait facile de s’aider des lianes, qui sont en nombre suffisant pour former des sortes d’échelles presque partout. Mais lorsque j’ai commencé à me balancer au-dessus du vide, j’ai senti mon cœur battre à se rompre. Il devait bien y avoir trois mille mètres de dénivellation jusqu’en bas. Agrippé à deux lianes à la fois pour plus de sécurité, je me suis laissé glisser lentement, en évitant de regarder en direction de l’abîme.
Il m’a fallu près d’une heure pour couvrir les cent cinquante mètres que les Bikuras, à n’en pas douter, descendent en dix minutes. Finalement, j’ai atteint la courbe d’un gros rocher en surplomb. Quelques lianes pendaient encore dans le vide, mais la plupart suivaient par en dessous le contour de la roche en direction de la falaise, à une trentaine de mètres vers l’intérieur. Quelques-unes de ces lianes semblaient même avoir été grossièrement tressées pour former des sortes de passerelles sur lesquelles les Bikuras devaient être capables d’avancer sans s’aider des mains. Pour ma part, je les suivis en rampant, en m’aidant des lianes qui pendaient, et en murmurant des prières que je n’avais pas récitées depuis mon enfance. Je gardais les yeux fixés droit devant moi, comme si cela pouvait me faire oublier qu’il n’y avait qu’un vide pratiquement infini sous les rudes cordes qui se balançaient en crissant sous mon poids.
Une corniche assez large longeait la falaise à cet endroit. J’attendis de m’être avancé de trois mètres vers la paroi avant de me laisser glisser, agrippé à une liane, sur la plate-forme située à deux mètres au-dessous de moi.
La corniche avait environ cinq mètres de large et se terminait un peu plus loin, au nord-est, à l’endroit où la masse du surplomb prenait naissance. Je suivis la direction opposée sur une trentaine de pas et m’arrêtai subitement, frappé de stupeur. C’était un véritable sentier qu’il y avait là, gravé dans la roche ! Sa surface polie s’était creusée de plusieurs centimètres. Plus loin, là où la corniche s’incurvait en descendant, des marches avaient été taillées, mais elles aussi étaient usées par les pas au point de former un creux visible en leur milieu.
Je m’assis quelques instants pour digérer cette simple évidence. Quatre cents ans de visites quotidiennes par le groupe des Soixante-dix ne suffisaient d’aucune manière à expliquer l’érosion de cette roche massive. Quelqu’un ou quelque chose devait utiliser ce chemin bien avant que le vaisseau d’ensemencement ne tombe sur la planète. Ce passage servait à quelqu’un ou à quelque chose depuis des millénaires !
Je repris ma progression. On entendait le bruit lointain du vent qui soufflait à travers la Faille, mais je m’aperçus, en tendant l’oreille, que je pouvais capter également le bruit léger du fleuve qui coulait au fond de l’abîme.
Le sentier s’incurvait sur la gauche pour contourner une protubérance de la falaise, et finissait là. Je m’avançai sur une large dalle qui descendait en pente douce, et me trouvai alors devant un spectacle qui me fit faire machinalement le signe de la croix.
La corniche étant orientée nord-sud sur une centaine de mètres, la vue qui s’offrait à l’ouest, à travers la trouée de la Faille, sur une bonne trentaine de kilomètres, portait jusqu’au plateau, à ciel ouvert. Je compris tout de suite que le soleil couchant, chaque soir, devait illuminer cette avancée de la falaise, et je n’aurais pas été surpris d’apprendre qu’à certaines périodes de l’année, en particulier aux solstices de printemps et d’automne, le soleil d’Hypérion, observé de cette plate-forme, donnait l’impression de se coucher directement dans la Faille, les bords embrasés de son orbe effleurant à peine les parois rocheuses teintées de pourpre.