— Tu vas appartenir au cruciforme.
Je m’en fichais complètement. Ils me reconduisirent dans ma hutte, où je sanglotai pendant plus d’une heure.
Il n’y a pas de gardien devant ma porte. Je suis sorti sur le seuil, prêt à m’élancer vers la forêt des flammes. J’ai même pensé, moyen plus simple et tout aussi radical, à me jeter dans la Faille.
Mais je n’en ai rien fait.
Le soleil va bientôt se coucher. Déjà, le vent commence à faire entendre sa chanson.
Bientôt… très bientôt…
Cent douzième jour :
Cela fait seulement deux jours ? Il me semble pourtant qu’une éternité est passée.
Cela n’est pas parti ce matin. Cela n’est pas parti.
La plaquette du scanneur médical est devant moi, mais je n’arrive pas à y croire. Et pourtant… J’appartiens bien au cruciforme, maintenant.
Ils sont venus me chercher juste avant le coucher du soleil. Tous ensemble. Je ne leur ai opposé aucune résistance tandis qu’ils m’entraînaient vers le bord de l’abîme. Ils sont encore plus agiles pour se servir des lianes que je ne l’avais imaginé. J’ai ralenti leur descente, mais ils ont été patients avec moi. Ils m’ont montré les passages les plus faciles et les plus courts.
Le soleil d’Hypérion était descendu au-dessous des nuages bas, et il était visible au-dessus de la crête de la paroi ouest tandis que nous franchissions les derniers mètres qui nous séparaient de la basilique. La chanson du vent était plus forte qu’à l’accoutumée, comme si nous nous trouvions parmi les tuyaux d’un gigantesque orgue d’église. Les basses étaient si puissantes que mes os et mes dents vibraient en harmonie avec elles, et les aigus étaient si perçants qu’ils devaient grimper haut dans le domaine ultrasonique.
Alpha a ouvert les grandes portes, et nous sommes entrés dans le vestibule puis dans la salle centrale de la basilique. Les Soixante-dix ont formé un large cercle autour de l’autel et de sa croix géante. Il n’y a eu ni chant ni litanie. Pas la moindre cérémonie. Nous sommes simplement restés là en silence tandis que le vent rugissait contre les colonnes cannelées de l’extérieur et résonnait dans la grande salle creusée à même le roc. Il résonnait de plus en plus fort, si fort que je dus me boucher les oreilles des deux mains pendant que les rayons maintenant horizontaux d’un soleil vaporeux emplissaient tout l’espace de leurs tons sombres, ambrés, dorés, lapis-lazuli, puis de nouveaux ambrés. Ces couleurs étaient si intenses qu’elles chargeaient l’atmosphère d’une lumière dense et collaient à la peau comme de la peinture. J’observai la manière dont la croix capturait cette lumière et la retenait dans chacune de ses milliers de petites pierres précieuses. Elle la retenait, semblait-il, même après que le soleil se fut couché et que les vitraux eurent retrouvé leur couleur grise du crépuscule. C’était comme si le grand crucifix, après avoir absorbé cette lumière, la renvoyait sur nous, en nous. Puis même la croix finit par s’assombrir, les vents moururent, et dans la pénombre soudaine j’entendis la voix d’Alpha qui disait :
— Emmenez-le.
Nous sommes ressortis sur la large corniche de pierre, où Bêta nous attendait avec des torches. Tandis qu’il les faisait passer à quelques-uns de ses compagnons, je me demandai si le feu, pour les Bikuras, n’était pas réservé aux rites sacrés. Mais Bêta descendait déjà les étroites marches de pierre qui conduisaient dans les profondeurs de la gorge, et les autres le suivaient.
J’avançai très lentement, au début, terrorisé, agrippant la moindre saillie de la roche, la moindre racine susceptible de me rassurer. L’abîme, sur ma droite, était si vertigineux que cette descente paraissait presque absurde. Emprunter ces vieilles marches de pierre était mille fois plus effrayant que de se balancer aux lianes du sommet de la falaise. Il fallait regarder vers le bas chaque fois que l’on posait le pied sur une pierre étroite que l’âge avait rendue glissante. La chute semblait inévitable, et elle ne pardonnerait pas.
J’avais envie de leur dire d’arrêter, de me laisser regagner au moins l’abri de la basilique, mais le plus gros de la troupe des Bikuras descendait derrière moi, et il était fort improbable qu’ils acceptent de s’aplatir contre la paroi pour me laisser remonter. De plus, ma curiosité à propos de ce qu’il y avait en bas était encore plus grande que ma peur. Je m’arrêtai donc assez longtemps pour lever les yeux vers le bord de l’abîme, à trois cents mètres de moi, et voir que les nuages étaient partis, que les étoiles brillaient, et que le ballet nocturne des météores et de leurs traînes se jouait déjà sur un fond de ciel d’encre. Puis je baissai la tête, me mis à réciter mon rosaire à voix basse et suivis la torche et les Bikuras dans les troubles profondeurs de la Faille.
Je ne parvenais pas à croire que les marches de pierre nous conduiraient jusqu’en bas, mais ce fut bien le cas. Il devait être un peu après minuit lorsque je compris que nous arriverions à la rivière. J’estimai que nous aurions à descendre jusqu’au lendemain à midi, mais je me trompais.
Nous atteignîmes la base de la Faille un peu avant le lever du soleil. Les étoiles brillaient encore à travers la fente de ciel entre les deux parois qui grimpaient jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Épuisé, chancelant sur les dernières marches, m’apercevant à peine que c’étaient les dernières, je levai la tête en me demandant stupidement si les étoiles, là-haut, allaient rester visibles en plein jour comme cela avait été le cas du fond d’un puits où je m’étais laissé descendre un jour, lorsque j’étais enfant à Villefranche-sur-Saône.
— C’est ici, dit Bêta.
C’étaient les premiers mots qui étaient prononcés depuis de nombreuses heures, et le bruit de la rivière les avait rendus presque inaudibles. Les Soixante-dix s’immobilisèrent sur place. Je me laissai tomber à genoux, puis sur le côté. Je ne voyais pas comment j’allais faire pour remonter toutes ces marches. Ni en un jour, ni en une semaine, ni dans toute l’éternité, peut-être. Je fermai les yeux, pensant que j’allais m’endormir, mais la sourde tension nerveuse qui m’habitait continuait de brûler en moi. Je tournai les yeux vers l’autre côté des gorges. La rivière était beaucoup plus large que je ne l’avais imaginé. Elle devait faire au moins soixante-dix mètres à cet endroit. Le bruit qu’elle produisait était plus qu’un simple vacarme. J’avais l’impression d’être englouti par le rugissement de quelque gigantesque bête.
Je me redressai pour fixer une tache d’obscurité dans la paroi qui s’élevait de l’autre côté. C’était une ombre plus noire que toutes les ombres, dont les contours réguliers contrastaient avec le réseau dentelé des saillies, crevasses et arêtes qui parsemaient la surface de la falaise. Un carré parfait de ténèbres mates, de trente mètres de côté au moins. Peut-être un trou ou une porte dans le mur rocheux. Je me remis debout en titubant, et me tournai vers l’aval, du côté de la paroi que nous venions de descendre. C’était bien là, effectivement. C’était là que s’ouvrait, à peine visible à la lueur des étoiles, la deuxième entrée, vers laquelle, déjà, Bêta et les autres se dirigeaient.
J’avais trouvé l’un des accès du labyrinthe d’Hypérion. « Saviez-vous qu’Hypérion est l’une des neuf planètes labyrinthiennes ? » m’avait demandé quelqu’un à bord du vaisseau de descente. Oui, c’était le jeune prêtre nommé Hoyt. J’avais répondu oui, et je n’y avais plus pensé. Je m’intéressais aux Bikuras – ou plutôt aux souffrances d’un exil que j’avais cherché – et non aux labyrinthes ou à leurs créateurs.