Tous mes sens engourdis, je clignai stupidement des yeux tandis qu’Alpha se levait pour s’avancer vers moi dans cette semi-clarté digne de Jérôme Bosch. Il s’arrêta à l’endroit même que le gritche avait occupé, les bras tendus dans une imitation pathétique de la perfection mortelle dont je venais d’être le témoin. Mais il n’y avait pas le moindre signe, sur le visage inexpressif du Bikura, qu’il eût vu la créature. Il fit un geste gauche, les mains écartées, qui semblait inclure le labyrinthe, les parois de la galerie et les dizaines de croix incrustées.
— Cruciforme, déclara-t-il.
Les Soixante-dix se levèrent, se regroupèrent derrière lui et s’agenouillèrent de nouveau. Je vis leurs visages placides à la lueur rosée, et je m’agenouillai comme eux.
— Tu serviras la croix durant chacun de tes jours, dit Alpha sur le ton et la cadence d’une litanie.
Les autres Bikuras reprirent ces mots en chœur, presque comme un hymne.
— Tu appartiendras à la croix durant chacun de tes jours, reprit Alpha.
Les autres répétèrent de la même manière tandis qu’il tendait la main pour détacher un petit cruciforme de la paroi. Il ne faisait pas plus d’une douzaine de centimètres de long, et il se décolla avec un léger bruit de ventouse. Son éclat faiblit aussitôt. Alpha sortit une lanière de dessous sa robe, la noua à une protubérance au sommet de la croix et leva celle-ci au-dessus de ma tête.
— Tu appartiens à la croix maintenant et pour toujours, dit-il.
— Maintenant et pour toujours, répétèrent en chœur les Bikuras.
— Amen, chuchotai-je.
Bêta me fit signe d’ouvrir le devant de ma robe. Alpha fit descendre la petite croix jusqu’à ce que la lanière soit passée autour de mon cou. Je sentis le contact froid contre ma poitrine. Le dos de la croix était parfaitement plat et lisse.
Les Bikuras se remirent debout et se dirigèrent vers la sortie de la galerie, l’air de nouveau apathique et indifférent. Je les laissai sortir, et touchai la croix avec précaution. Je la soulevai pour l’examiner de plus près. Elle était froide et inerte. S’il s’agissait vraiment, quelques instants plus tôt, de quelque chose de vivant, cela n’en avait plus l’air, à présent. Son aspect faisait toujours penser à du corail plutôt qu’à de la pierre ou à du cristal. Il n’y avait pas la moindre ventouse ni le moindre filament adhésif sur son dos lisse, et je me demandai quels effets photochimiques avaient bien pu causer sa luminescence sur la paroi. Peut-être du phosphore ; ou une bioluminescence quelconque. L’évolution naturelle suivait des voies bien mystérieuses. En quoi la présence des croix sur les murs de cette galerie était-elle liée aux centaines de milliers d’années qui avaient été nécessaires au soulèvement de ce plateau de telle sorte que la rivière et le ravin mettent au jour la section d’une galerie ? Il y aurait eu de quoi méditer sur la basilique et sur ses créateurs, sur les Bikuras, sur le gritche, sur moi-même. Finalement, je cessai de spéculer et fermai les yeux pour prier.
Lorsque je ressortis de la caverne, le cruciforme toujours froid sous ma robe contre ma poitrine, les Soixante-dix étaient prêts, visiblement, à commencer l’ascension des trois mille mètres de marches de la paroi. Levant la tête, j’aperçus un coin de ciel pâle annonçant l’aube entre les lèvres de la Faille.
— Non ! m’écriai-je d’une voix qui couvrait à peine le rugissement de la rivière. Vous ne comprenez pas que j’ai besoin de me reposer ? Me reposer !
Je me laissai tomber à genoux dans le sable, mais cinq ou six Bikuras vinrent me remettre sans brutalité sur mes pieds et me poussèrent vers les marches.
J’ai essayé, Dieu sait que j’ai essayé ; mais au bout de deux ou trois heures, mes jambes refusèrent de me porter davantage, et je m’écroulai sur la roche en pente, incapable de faire un mouvement pour prévenir une chute verticale de six cents mètres. Je me souviens que mon dernier réflexe fut de toucher le cruciforme, sous ma robe, avant qu’une demi-douzaine de mains m’empoignent pour arrêter ma chute, me soulever et me porter. Je ne me rappelle rien d’autre.
Jusqu’à ce matin. À mon réveil, le soleil levant pénétrait dans ma hutte. Je ne portais rien d’autre que ma robe, et un geste me confirma que le cruciforme pendait toujours à sa lanière. Mais tandis que je voyais le soleil poursuivre son ascension au-dessus de la forêt, je me rendis compte que j’avais perdu un jour, que j’avais dormi non seulement durant toute l’ascension (comment ces petits hommes avaient-ils réussi à me porter sur deux mille cinq cents mètres de paroi verticale ?), mais également durant toute la journée suivante et toute la nuit.
Je regardai autour de moi. Mon persoc et mon matériel d’enregistrement avaient été détruits. Seul mon scanneur médical était encore là, avec quelques boîtes de documents anthropologiques que je ne pouvais utiliser en l’absence de tout équipement pour les lire. Je secouai la tête et sortis pour aller me laver en amont du cours d’eau.
Les Bikuras devaient dormir. Dès lors que j’avais participé à leur rituel et que j’« appartenais au cruciforme », ils semblaient avoir perdu tout intérêt à mon endroit. Je décidai, tout en me déshabillant pour me laver, de leur rendre la pareille. J’étais déterminé, dès que je reprendrais des forces, à leur fausser compagnie, en contournant la forêt des flammes si nécessaire. Peut-être en descendant au fond de la Faille et en suivant le Kans. Plus que jamais, il était indispensable de faire parvenir au monde extérieur la nouvelle de l’existence de ces miraculeux artefacts.
Pâle et frissonnant à la lueur de l’aube, je saisis la lanière du petit cruciforme pour la faire passer par-dessus ma tête.
Le cruciforme ne bougea pas.
Il était fixé à moi comme s’il faisait partie de ma chair. J’eus beau tirer dessus, le tordre, le griffer, essayer de l’arracher par la lanière jusqu’à ce qu’elle se casse et demeure pendante, je n’obtins aucun résultat. Le cruciforme était dans ma chair. À part les égratignures que je m’étais faites avec mes propres ongles, je ne ressentais rien, aucune douleur à l’endroit où il était fixé. Dans mon âme, par contre, régnait la plus folle terreur à l’idée de cette chose qui s’était attachée à moi. Mais passé le premier moment de panique, je remis ma robe et regagnai le village d’un pas rapide.
Mon couteau avait disparu, de même que mon maser, mes ciseaux, mon rasoir, tout ce qui aurait pu m’aider à décoller l’excroissance fixée à ma poitrine. Mes ongles avaient laissé des sillons rouges sur les boursouflures de ma chair et tout autour. C’est alors que je me souvins du scanneur. Je passai le capteur sur ma poitrine, lus les données affichées sur l’écran et secouai la tête, incrédule. Puis je me scannai sur tout le corps. Au bout d’un moment, je demandai les résultats imprimés de l’examen et demeurai très longtemps immobile.
J’ai les documents en main. Le cruciforme est parfaitement visible, à la fois sur les images soniques et transversales, de même que les fibres internes, ramifiées comme des tentacules ou des racines à travers mon corps tout entier !
Des ganglions excédentaires irradient à partir d’un gros noyau situé au-dessus du sternum jusqu’à des corps filamenteux qui se trouvent partout ! Un vrai cauchemar de nématodes… Pour autant que je puisse le déterminer avec mon scanneur portatif, cette chaîne de nématodes se termine dans le noyau amygdalien et dans les autres noyaux gris de la base de chaque hémisphère cérébral. Ma température, mon métabolisme et ma numération lymphocytaire sont normaux. Il n’y a eu aucune invasion de tissus étrangers. D’après le scanneur, les filaments nématoïdes résultent d’une métastase étendue mais simple. Toujours d’après le scanneur, le cruciforme proprement dit est composé de tissus familiers, dont l’ADN est le même que le mien.