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J’avançai la main pour toucher la peau glacée. La rigidité cadavérique était déjà en train de s’installer. Mes doigts rencontrèrent la crête de peau où était incrusté le cruciforme, et se retirèrent précipitamment.

Le cruciforme était chaud !

— Ne reste pas là.

Je levai les yeux. Bêta était là avec le reste des Bikuras. Je ne doutais pas qu’ils fussent capables de me mettre à mort dans la seconde suivante si je refusais de m’éloigner du corps. Mais tout en leur obéissant, je fus traversé, dans une partie de mon esprit apeuré, par la pensée idiote que les Soixante-dix étaient maintenant devenus les Soixante-neuf, et je fus pris d’une folle envie de rire.

Les Bikuras soulevèrent le corps et retournèrent avec lui au village. Bêta leva les yeux vers le ciel, se tourna vers moi et me dit :

— Le moment est presque venu. Suis-nous.

Nous descendîmes dans la Faille. Le corps d’Alpha fut soigneusement attaché dans un panier de lianes et descendu en même temps que nous au bout d’une corde.

Le soleil n’illuminait pas encore l’intérieur de la basilique quand ils placèrent Alpha sur le gigantesque autel et lui ôtèrent les haillons qui le couvraient encore.

J’ignore à quoi je m’attendais ensuite. Sans doute un acte de cannibalisme rituel. Rien n’aurait pu me surprendre, à vrai dire. Mais au lieu de cela, l’un des Bikuras leva les deux bras, au moment même où les premiers rayons de lumière colorée pénétraient dans la basilique, et se mit à psalmodier :

— Tu serviras la croix toute ta vie.

Les autres Bikuras s’agenouillèrent et répétèrent cette phrase. Je demeurai debout, sans rien dire.

— Tu appartiendras au cruciforme toute ta vie, reprit le petit Bikura, et la basilique résonna de toutes les voix qui répétèrent cela en chœur. Une lumière de la couleur et de la texture du sang coagulé projeta l’ombre énorme de la croix sur le mur opposé.

— Tu appartiens au cruciforme aujourd’hui et toujours, pour l’éternité, psalmodia le Bikura tandis que le vent de la Faille se levait à l’extérieur et que les formidables tuyaux d’orgue de l’abîme faisaient entendre leur gémissement d’enfant torturé.

Lorsque le chœur des Bikuras eut repris la phrase, je ne murmurai pas amen. Je demeurai là, immobile, tandis que les autres se dirigeaient vers la sortie avec la soudaine indifférence d’un groupe d’enfants gâtés qui ont perdu tout intérêt pour leur jeu.

— Tu n’as aucune raison de rester, me dit Bêta lorsque tout le monde fut sorti.

— Je préfère rester, répliquai-je en m’attendant à être forcé d’obéir.

Bêta fit cependant volte-face sans le moindre haussement d’épaules, et me laissa tout seul. La lumière s’affaiblit. J’allai jusqu’à l’entrée de la galerie pour contempler le coucher du soleil. Lorsque je retournai vers l’autel, cela avait commencé.

Un jour, il y a de cela des années, à l’école, on nous avait passé un holo en temps décalé représentant la décomposition d’une souris du désert. Une semaine de lent et patient travail de recyclage de la nature accélérée en trente secondes d’horreur. Le petit animal avait soudain gonflé, d’une manière presque comique, puis la chair s’était étirée et ulcérée, des asticots avaient grouillé dans la bouche, les yeux, les plaies béantes. Finalement, en une incroyable tornade – je ne vois pas d’autre mot pour décrire cela – la chair avait été nettoyée des os par une myriade d’asticots tourbillonnant en une folle spirale de droite à gauche, l’un derrière l’autre, dans un flou d’accélération qui ne laissa subsister rien d’autre que la peau, le cartilage et les os.

Mais c’était un cadavre humain que j’étais en train de contempler.

La dernière lueur du jour s’estompait rapidement. Aucun son ne se faisait entendre dans le silence résonnant de la basilique excepté le battement de mes propres artères à mes oreilles. Je vis le corps d’Alpha s’agiter d’abord de plusieurs tressaillements, puis se mettre à vibrer de plus en plus fort, comme pour léviter au-dessus de l’autel dans la violence spasmodique d’une décomposition soudaine. L’espace de quelques secondes, le cruciforme sembla augmenter de volume et changer de couleur pour devenir vermeil, puis aussi écarlate qu’un morceau de viande crue. J’eus alors l’impression de voir le réseau de filaments et de nématodes maintenir la cohésion du corps en décomposition comme les fils métalliques de l’armature d’un modèle de sculpteur en train de fondre.

Les chairs étaient en train de se remodeler sous mes yeux.

Je passai toute la nuit dans la basilique. L’autel était entouré d’une lueur qui irradiait du cruciforme incrusté dans la poitrine d’Alpha. Chaque fois qu’un mouvement animait celui-ci, la lueur projetait sur les murs des ombres étranges.

Je ne quittai la basilique qu’au troisième jour, à la suite d’Alpha. Mais c’était dès le premier soir que la plupart des modifications visibles avaient pris place. Le corps du petit Bikura auquel j’avais donné le nom d’Alpha avait été détruit puis reconstitué sous mes yeux. Le résultat n’était pas tout à fait Alpha, mais ce n’était pas tout à fait autre chose non plus. En tout cas, c’était quelqu’un d’entier. Son visage lisse, sans traits, ressemblait à celui d’un poupon de mousse lovée au léger sourire figé. À l’aube du troisième jour, j’avais vu sa poitrine se soulever, et j’avais entendu son premier souffle, comme un bruit d’eau versée dans une gourde en cuir. Peu après midi, j’avais quitté la basilique pour grimper aux lianes.

Alpha m’avait précédé.

Il ne dit pas un mot, ne semble pas comprendre les questions qu’on lui pose. Son regard reste fixe, et son visage se fige de temps à autre, comme s’il entendait une voix lointaine qui l’appelle.

Personne ne nous a prêté attention lorsque nous sommes revenus au village. Alpha s’est dirigé vers une hutte vide où il se trouve en ce moment. Je suis dans la mienne. Il y a une minute, j’ai passé la main sous ma robe pour tâter la crête de chair qui entoure le cruciforme. Il est là, tranquille. Il attend.

Cent quarantième jour :

Je suis en train de guérir de mes blessures et de la perte de sang. Il est impossible de l’extirper avec une pierre tranchante.

Il n’aime pas la douleur. J’ai perdu connaissance bien avant que la douleur ou la perte de sang ne le justifient. Chaque fois, j’ai essayé encore avec la pierre, et il m’a fait reperdre connaissance. Il ne supporte pas la douleur.

Cent cinquante-huitième jour :

Alpha commence à dire quelques mots. Il semble plus lent, plus borné, à peine conscient de ma présence (ou de celle des autres), mais il marche et il se nourrit. J’ai même l’impression qu’il me reconnaît dans une certaine mesure. Le scanneur indique que son cœur et ses organes sont ceux d’un jeune homme, qui pourrait avoir dans les seize ans.

Il ne me reste plus que cinquante jours en temps local à attendre pour que l’activité de la forêt des flammes se calme suffisamment et me permette de m’en aller, quelle que soit la souffrance que cela me coûtera. Nous verrons bien qui résistera le mieux à la douleur.

Cent soixante-treizième jour :

Quelqu’un d’autre est mort.

Celui que j’appelle Will – c’est celui qui a un doigt cassé – n’était pas rentré depuis une semaine. Hier, les Bikuras ont parcouru plusieurs kilomètres en direction du nord-est, comme s’ils étaient guidés par une balise, et ont retrouvé ses restes près du précipice.