Il semble qu’une branche ait cédé sous son poids alors qu’il descendait cueillir du chalme. La mort a dû être instantanée, vu l’état de sa nuque brisée, mais c’est l’endroit où il est tombé qui est le plus important. Le cadavre – si toutefois on peut l’appeler ainsi – gisait entre deux hauts cônes de boue marquant l’emplacement des galeries de ces gros insectes rouges que Tuk appelait des mantes de feu. En l’espace de quelques jours, ils ont tout dévoré pour ne laisser que les os, quelques tendons et des lambeaux de tissu. Le cruciforme était fixé à la cage thoracique comme une croix précieuse déposée dans le sarcophage de quelque pape depuis longtemps décédé.
C’est une chose terrible, mais je ne puis m’empêcher d’éprouver, au-delà de ma tristesse, un léger sentiment de triomphe. Il est impossible que le cruciforme puisse régénérer quoi que ce soit à partir de ces os nus. Même s’il n’obéit pas aux lois de la logique, ce maudit parasite doit respecter la loi de la conservation des masses. Le Bikura que j’appelais Will est mort de la vraie mort. Les Soixante-dix, désormais, devront s’appeler les Soixante-neuf.
Cent soixante-quatorzième jour :
Je suis un crétin.
Je me suis renseigné à propos de Will et de la vraie mort. C’est le manque de réaction des Bikuras qui m’a mis la puce à l’oreille. Ils ont pris le cruciforme en laissant le squelette à l’endroit où il se trouvait, sans essayer de transporter ses restes dans la basilique. La nuit dernière, je n’ai pas pu dormir parce que j’étais tourmenté à l’idée que c’était moi qui devrais faire le soixante-dixième.
— Quelle tristesse, leur ai-je dit, que l’un de vous soit mort de la vraie mort. Que va devenir votre groupe ?
Bêta m’a regardé avec surprise.
— Il ne peut pas mourir de la vraie mort, a répliqué le petit androgyne au crâne chauve. Il fait partie du cruciforme.
Je n’ai découvert la vérité que quelque temps après, en continuant de passer au scanneur le reste de la tribu. Celui que j’ai baptisé Thêta n’a pas changé d’aspect ni de comportement, mais il porte maintenant deux cruciformes incrustés dans sa chair. Je suis sûr qu’il va bientôt se mettre à enfler obscènement, comme un vulgaire E. Coli dans une boîte de Pétri. Et quand il (ou elle) mourra, deux Bikuras sortiront de la tombe, et les Soixante-dix se retrouveront au complet.
J’ai l’impression que je vais devenir fou.
Cent quatre-vingt-quinzième jour :
J’ai passé des semaines à étudier ce maudit parasite, et je n’ai toujours pas la moindre idée sur la manière dont il fonctionne. Pis encore, cette question m’est devenue indifférente. J’ai d’autres préoccupations plus importantes.
Comment Dieu a-t-il pu permettre une telle obscénité ?
Pourquoi les Bikuras sont-ils punis de cette manière ?
Pourquoi ai-je été choisi pour partager leur sort ?
Je pose toutes ces questions dans mes prières du soir, mais aucune autre réponse que le hurlement sanglant du vent dans la Faille ne me parvient.
Deux cent quatorzième jour :
Je voulais consacrer les dix dernières pages aux notes prises sur le terrain et à un certain nombre de conjectures techniques, mais j’écris ici mes derniers mots avant de partir affronter la forêt des flammes demain matin.
Sans le moindre doute, j’ai découvert ici ce qu’il peut y avoir de plus bas dans les eaux croupies des sociétés humaines. Les Bikuras ont réalisé le rêve humain de l’immortalité, mais ils ont payé celle-ci de leur humanité et de leur âme immortelle.
Je peux te dire, Édouard, que j’ai passé des heures et des heures à lutter avec ma foi – ou plutôt mon absence de foi – mais que j’ai maintenant retrouvé, dans ce recoin effrayant d’un monde presque oublié, aux prises avec mon répugnant parasite, une ferveur que je n’avais pas connue depuis les jours où toi et moi nous étions enfants. J’ai compris la nécessité d’une foi pure, aveugle, qui vole dans les plumes de la raison, pour se protéger, autant que faire se peut, dans l’océan menaçant et infini d’un univers soumis à des lois aveugles et totalement insensibles aux pauvres créatures de raison qui l’habitent.
Jour après jour, j’ai essayé de m’éloigner de la Faille. Jour après jour, j’ai enduré des souffrances si pénibles qu’elles sont devenues une partie tangible de mon univers, tout comme le soleil trop petit ou le ciel d’émeraude et de lapis-lazuli. La douleur a fini par devenir mon alliée, mon ange gardien, mon dernier lien avec l’humanité. Le cruciforme n’aime pas la souffrance. Moi non plus, mais je suis prêt, comme lui, à l’utiliser pour servir mes fins. Et je le ferai consciemment, non pas instinctivement comme la masse sans cervelle de tissus étrangers incrustés dans ma chair. Cette chose cherche machinalement à éviter la mort à tout prix. Ce n’est pas que je la recherche, pour ma part, mais je préfère la souffrance ou la mort à une vie végétative éternelle. La vie est quelque chose de sacré – je m’accroche encore à ce dogme comme à un élément central de la pensée et de l’enseignement de l’Église durant ces derniers vingt-huit siècles, au cours desquels elle a eu, à vrai dire, si peu de prix – mais l’âme est encore plus sacrée.
Je me rends compte, à présent, que ce que j’essayais de faire avec les fouilles d’Armaghast n’aurait pas conduit à un renouveau de l’Église, mais tout au plus à une existence factice comme celle qui anime ces pauvres cadavres ambulants. Si l’Église est condamnée à mourir, qu’elle meure, mais en toute gloire, en pleine connaissance de sa renaissance dans le Christ. Elle doit s’enfoncer dans les ténèbres non pas de son plein gré, mais dignement, bravement, forte de toute sa foi, comme les millions de croyants qui nous ont précédés, toutes ces générations qui ont fait face à la mort dans le silence désespéré des camps d’extermination, devant les boules de feu de l’apocalypse nucléaire, dans les services des cancéreux des hôpitaux ou au milieu des pogroms. Tous, ils ont rejoint la nuit éternelle, non pas avec espoir, mais en priant qu’il y ait une raison à tout cela, quelque chose qui justifie le prix de leurs souffrances et de leurs sacrifices. Mais les ténèbres les ont engloutis sans leur donner la moindre assurance préalable, la moindre théorie logique ou convaincante autre qu’un mince fil d’espoir rattaché à la trop fragile conviction de la foi. Et s’ils ont su garder ce mince espoir face à la nuit noire, je dois être capable d’en faire autant, et l’Église aussi.
Je ne crois plus qu’un traitement ou une opération chirurgicale puisse me guérir de cette abomination, mais si quelqu’un pouvait l’exciser pour l’étudier et la détruire, même au prix de ma propre mort, je m’estimerais satisfait.
La forêt des flammes ne sera jamais plus calme qu’en ce moment. Au lit, à présent. Demain, je pars avant l’aube.
Deux cent quinzième jour :
Il n’existe aucune sortie.
Quatorze kilomètres à travers la forêt. Quelques explosions de flammes éparses, mais rien d’impénétrable. Trois semaines de marche, et j’aurais pu passer.
Mais le cruciforme ne me laisse pas partir.
La douleur ressemble à celle d’une crise cardiaque sans fin. Mais j’ai continué d’avancer en chancelant dans la poussière de cendre. J’ai fini par perdre connaissance. Lorsque je suis revenu à moi, j’étais déjà en train de ramper en direction de la Faille ! J’ai fait dix fois demi-tour, pour marcher sur un kilomètre, ramper sur cinquante mètres, perdre connaissance et reprendre mes sens à l’endroit d’où j’étais parti. Cette bataille insensée pour la possession de mon corps a duré toute la journée.