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Peu avant le coucher du soleil, les Bikuras sont entrés dans la forêt, m’ont trouvé à cinq kilomètres de la Faille et m’ont ramené avec eux.

Mon bon Jésus, comment as-tu pu permettre ces choses ?

Il ne me reste plus aucun espoir, à moins que quelqu’un ne vienne me chercher jusqu’ici.

Deux cent vingt-troisième jour :

Nouvelle tentative. Nouvelles souffrances. Nouvel échec.

Deux cent cinquante-septième jour :

C’est mon anniversaire aujourd’hui. J’ai soixante-huit ans standard. Le travail avance bien sur le chantier de la chapelle que j’édifie à proximité de la Faille. J’ai tenté hier de descendre jusqu’au fleuve, mais Bêta et quatre autres Bikuras m’en ont empêché.

Deux cent quatre-vingtième jour :

Une année locale sur Hypérion. Une année de purgatoire. Ou bien est-ce l’enfer ?

Trois cent onzième jour :

En taillant les pierres de la chapelle sur une saillie en contrebas du plateau où elle s’élèvera, j’ai fait une découverte : les tubes du paravolt, que les Bikuras ont dû jeter dans l’abîme la nuit où ils ont assassiné Tuk, il y a exactement deux cent vingt-trois jours de cela.

Ces tubes pourraient me permettre de traverser la forêt des flammes à n’importe quel moment si le cruciforme le voulait bien. Mais il ne veut pas. Si seulement ils n’avaient pas détruit ma trousse médicale, avec les analgésiques ! Mais à force de contempler ces tubes, il m’est venu une idée.

Mes expériences sommaires avec le scanneur médical ont continué. Il y a une quinzaine de jours, lorsque Thêta s’est cassé la jambe en trois endroits, j’ai observé attentivement la réaction du cruciforme. Le parasite a fait de son mieux pour contrer la douleur. Thêta était sans connaissance, la plupart du temps, et son corps produisait d’incroyables quantités d’endorphines. Mais les fractures étaient trop douloureuses, et les Bikuras, le quatrième jour, lui ont tranché la gorge et l’ont descendu dans la basilique. Le cruciforme a eu moins de mal à le ressusciter qu’à supporter la douleur sur une longue période de temps. Mais juste avant le meurtre, mon scanneur avait eu le temps d’enregistrer un retrait appréciable des nématodes de certaines parties de son système nerveux central.

J’ignore s’il serait possible de s’infliger – ou de supporter – des niveaux de douleur non mortels mais susceptibles de provoquer le retrait total du cruciforme. Tout ce que je sais, cependant, c’est que les Bikuras ne le permettraient pas.

Toute la journée, assis sur le rebord de la saillie en contrebas de la chapelle en construction, j’ai beaucoup réfléchi à toutes ces possibilités.

Quatre cent trente-huitième jour :

La chapelle est achevée. C’est l’œuvre de ma vie.

Ce soir, pendant que les Bikuras descendaient dans la Faille pour procéder à leur parodie quotidienne de culte, j’ai célébré la messe sur le nouvel autel. J’avais préparé le pain avec de la farine de chalme, et je suppose qu’il avait le même goût douceâtre que les feuilles dont se nourrissent les Bikuras, mais pour moi il avait la saveur de ma première hostie, le jour de ma communion à Villefranche-sur-Saône.

Demain matin, je ferai ce qui est prévu. Je pense que tout est prêt. Mon journal et les enregistrements du scanneur seront dans une pochette en fibre d’abeste. Je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus.

Le vin de messe n’était rien d’autre que de l’eau, mais la lumière du crépuscule lui donnait la couleur vermeille du sang, et son goût était celui du vin consacré.

L’astuce consistera à pénétrer le plus profondément possible à l’intérieur de la forêt des flammes. Il me faudra tabler sur une activité suffisante des teslas, même en période calme.

Adieu, Édouard. Je doute que tu sois toujours en vie, et même si tu l’es, je ne vois guère comment nous pourrions nous retrouver un jour, séparés que nous sommes, non seulement par des années de distance, mais par un gouffre plus vaste, en forme de croix. Mon espoir de te revoir ne se situe pas dans cette vie, mais dans l’autre. Étrange, de m’entendre de nouveau parler ainsi, n’est-ce pas ? Il faut que je te dise, Édouard, qu’après toutes ces décennies d’incertitude, et malgré la grande peur qui m’étreint quant à ce qui m’attend, mon cœur et mon âme sont en paix.

Mon Dieu, Je suis contrit de t’avoir offensé. J’abhorre tous mes péchés, Parce qu’ils me barrent l’accès du ciel, Et me font endurer les souffrances de l’enfer, Mais par-dessus tout parce que je t’ai déplu. Mon Dieu, Toi qui n’es que bonté, Et mérites tout mon amour, Accepte ma promesse de m’amender, Avec la grâce infinie de ton aide, De confesser tous mes péchés et de faire pénitence. Amen.

Minuit :

Les rayons du soleil couchant pénètrent par la fenêtre ouverte de la chapelle et baignent l’autel, le calice grossièrement taillé et moi d’une lumière ambrée. Le vent de la Faille mugit les derniers soupirs de ce genre qu’avec un peu de chance et l’aide de Dieu j’entendrai jamais.

— Ce sont ses derniers mots, déclara Lénar Hoyt après avoir achevé sa lecture.

Les six visages des pèlerins assis autour de la table se levèrent vers lui, comme émergeant d’un rêve commun. Penchant la tête en arrière, le consul vit qu’Hypérion était maintenant beaucoup plus proche et occupait un bon tiers du ciel, éclipsant les étoiles de son éclat froid.

— Je suis arrivé dix semaines après avoir vu le père Duré pour la dernière fois, continua Hoyt d’une voix rauque. Plus de huit années s’étaient écoulées sur Hypérion, et la dernière inscription du journal datait de sept ans.

Le prêtre souffrait visiblement. Son visage, où perlait la transpiration, avait maintenant une pâleur morbide.

— Il m’a fallu un peu moins d’un mois pour remonter la rivière, à partir de Port-Romance, jusqu’à la plantation de Perecebo, reprit-il en se forçant à maîtriser sa voix. J’espérais que les planteurs de fibroplastes ne me refuseraient pas la vérité, même s’ils ne veulent généralement pas avoir affaire aux fonctionnaires du consulat ou du Conseil intérieur. Je ne me trompais pas sur ce point. Le contremaître de Perecebo, un nommé Orlandi, se souvenait très bien du père Duré, de même que sa nouvelle épouse, la Semfa dont il est fait mention dans le carnet. Quant au directeur de la plantation, il a essayé d’organiser plusieurs expéditions de recherche sur le plateau, mais ses tentatives ont échoué en raison d’une recrudescence de l’activité des teslas au cours des dernières saisons. Au bout de plusieurs années, il a perdu tout espoir de retrouver son employé Tuk ou le père Duré vivants. Cependant, il a engagé, à mon arrivée, deux pilotes de brousse pour explorer la Faille avec des glisseurs de la plantation. Nous avons survolé la région aussi longtemps que nous l’avons pu, en comptant sur nos détecteurs d’obstacles et sur la chance pour nous conduire en territoire bikura. Mais, même en évitant de cette manière une grande partie de la forêt des flammes, nous avons perdu quatre hommes et un glisseur que nous ont pris les teslas.