— Je sais, murmura le consul. Tout est prêt. Dès que vous aurez achevé l’histoire.
Le prêtre baissa la tête. La sueur dégoulinait sur ses joues et son nez, et tombait dans l’herbe courte de la moquette. Le consul vit ses muscles se tendre comme s’il se préparait à attaquer, puis un nouveau spasme de douleur secoua son corps décharné, et ses épaules s’affaissèrent.
— Le glisseur n’a pas été détruit… par les teslas. Avec Semfa et… deux autres hommes, je suis descendu explorer la Faille pendant que… Orlandi remontait le fleuve. Son glisseur… a dû attendre, pour passer, que les teslas se calment…
Les Bikuras sont venus pendant la nuit. Ils ont tué… tué Semfa, le pilote, l’autre homme… oublié son nom… Ils m’ont laissé… vivant.
Hoyt voulut toucher son crucifix sur sa poitrine, mais s’aperçut qu’il l’avait déjà arraché. Il eut un rire bref, qui faillit se terminer en sanglot.
— Ils m’ont… parlé de la croix, du cruciforme… et du « Fils des flammes ». Le lendemain, ils m’ont… emmené voir celui… qu’ils appelaient ainsi…
Hoyt se redressa péniblement et porta soudain les mains à son visage, qu’il laboura de ses ongles. Ses yeux étaient agrandis, il avait visiblement oublié l’ultramorphine malgré la douleur.
— Environ trois kilomètres à l’intérieur de la forêt des flammes… un énorme tesla, quatre-vingts, cent mètres de haut, peut-être. Relativement calme à ce moment-là, mais l’air… chargé d’électricité, tout autour… et des cendres partout.
Les Bikuras avaient peur… de s’approcher. Ils ont prié, à genoux, leur maudit crâne chauve baissé… Mais je me suis… avancé, tout près. Il le fallait… Mon Dieu ! C’était lui… Duré… Ce qu’il en restait, tout au moins…
« Il avait confectionné une échelle… pour grimper… à trois ou quatre mètres du sol. Il avait fait une sorte de plate-forme… en abeste… pour ses pieds. Et avec les tubes arrachés au paravolt… et brisés comme des piquets pointus…, en se servant, sans doute, d’une pierre pour les enfoncer…, il s’était cloué à l’arbre et à la plate-forme.
« Son bras gauche… Il avait enfoncé le piquet entre le cubitus et le radius… en évitant les veines… exactement comme ces foutus Romains… Pour que ça tienne tant que le squelette demeurerait intact… L’autre main… la paume en bas… Il avait planté le piquet d’abord… aiguisé aux deux bouts… Puis… empalé sa main droite… et recourbé le piquet, je ne sais comment… comme un crochet.
« L’échelle était tombée… depuis longtemps… mais c’était de l’abeste. Ça ne brûle pas… Je m’en suis servi pour grimper jusqu’à lui… Tout avait brûlé depuis des années… Vêtements, peau, chair… mais il avait toujours la pochette en abeste autour du cou.
« Les piquets de métal continuaient de conduire le courant, même quand… C’était quelque chose que je sentais… que je pouvais voir sous mes yeux… parcourant ce qu’il restait du corps…
« Ce corps avait encore l’aspect de Paul Duré… Très important… Je l’ai bien expliqué à Monseigneur… Plus d’épiderme… La chair à vif, ou carbonisée… Les nerfs et le reste, visibles… comme un réseau de capillaires gris ou jaunes… Seigneur, quelle puanteur ! Mais cela avait encore l’aspect de Paul Duré !
« J’ai tout compris, à ce moment-là. Même avant de lire son journal. J’ai compris qu’il était resté cloué là… sept années entières… Ô mon Dieu ! Mourant… Ressuscitant… Forcé à vivre par le cruciforme… Traversé à chaque seconde de ces sept années par des décharges électriques… Livré aux flammes… à la douleur… à la faim… tandis que ce maudit… cruciforme… devait puiser, pour le nourrir… ou ce qu’il restait de lui… la substance de l’arbre… de l’air, peut-être… reconstituant tout ce qui pouvait l’être… le forçant à sentir la douleur, encore et encore et encore…
« Mais il a fini par gagner… La souffrance était son alliée… Doux Jésus ! Au lieu de quelques heures cloué à l’arbre, un coup de lance et puis le repos… il est resté ainsi sept ans ! Mais… il a gagné. Lorsque j’ai retiré la pochette, le cruciforme est tombé… Il s’est détaché, simplement, avec ses longues racines couleur de sang… Puis la chose… la chose dont j’étais sûr qu’il s’agissait d’un cadavre… l’homme a levé la tête. Ses yeux blancs étaient sans paupières… Il n’avait plus de lèvres… Mais il m’a regardé, et il a souri… Puis il est mort, réellement mort… dans mes bras. Pour la dix millième fois, peut-être… mais c’était la bonne… Il m’a souri et il est mort.
Hoyt se tut, communiant en silence avec sa propre souffrance, puis continua, serrant les dents entre chaque bribe de phrase :
— Les Bikuras m’ont… ramené à la Faille… Orlandi est arrivé… le lendemain… Il m’a libéré… avec Semfa… Je n’ai pas… Il a détruit le village au laser… brûlé les Bikuras sur place… Ils nous regardaient avec leurs yeux… de moutons hébétés… Je n’ai pas… essayé de m’interposer… Je riais aux éclats ! Pardonne-moi, ô mon Dieu ! Orlandi a tout nettoyé… avec des charges creuses… nucléaires… habituellement utilisées pour… défricher la jungle… autour des matrices de fibroplastes.
Hoyt regarda le consul dans les yeux, en esquissant un geste maladroit de la main droite.
— Les analgésiques faisaient de l’effet, au début… Mais chaque année… chaque année qui passait… c’était pire. Même en état de fugue… Cette douleur ! Je n’aurais pu rester ainsi, de toute manière… Comment a-t-il pu… pendant sept ans ! Mon Dieu !
Le père Hoyt agrippa la moquette d’une main. Le consul le retint au moment où il allait s’écrouler et lui fit l’injection, rapidement, au-dessous de l’aisselle, vidant toute l’ampoule d’ultramorphine. Puis il le laissa doucement retomber, inanimé, dans l’herbe verte. Sa vision était trouble. Il écarta rapidement la chemise trempée du prêtre. C’était bien là, comme il s’y attendait. Incrusté dans la peau blême et lisse de son torse, un bourrelet vermeil ressortait comme une espèce de gros ver en forme de croix. Le consul retint sa respiration et retourna le prêtre sur le ventre. Le second cruciforme était là, lui aussi, un peu plus petit, serti entre les omoplates. Il sembla vibrer d’une légère pulsation lorsque le consul passa le doigt sur la crête de chair boursouflée.
Sans perdre de temps, il rassembla les affaires du prêtre et remit un peu d’ordre dans la pièce. Puis il habilla le père Hoyt avec autant de douceur et de ménagements que s’il s’agissait du corps d’un défunt très proche.
Son persoc bourdonna à ce moment-là.
— Il est l’heure de partir, fit la voix du colonel Kassad.
— Nous arrivons, répondit le consul.
Il programma le persoc pour qu’il fasse enlever les bagages par les clones d’équipage, mais porta le prêtre lui-même. Le malheureux ne pesait pas plus lourd qu’une plume.
Le diaphragme de la nacelle s’ouvrit et il sortit, quittant la pénombre des frondaisons pour s’avancer vers l’éclat bleu-vert de la planète qui occupait maintenant la presque totalité du ciel. Tout en cherchant ce qu’il allait dire aux autres, il s’arrêta quelques secondes pour regarder le visage de l’homme assoupi. Puis il leva les yeux vers Hypérion, et continua son chemin. Même si la gravité avait été celle de la Terre, il savait que le prêtre n’aurait pas pesé beaucoup plus lourd dans ses bras.
Il avait eu un fils, naguère, qui était mort. Et en portant Hoyt, il connut de nouveau la sensation de conduire un fils endormi dans son lit.