— En retraite, précisa ce dernier.
— Je suis vraiment désolé, mon colonel…, balbutia le lieutenant en rendant précipitamment les laissez-passer à tout le monde. Je ne me doutais pas que vous faisiez partie de ce groupe… C’est-à-dire… le commandant ne nous a pas… Mon oncle a fait campagne avec vous sur Bressia, mon colonel. Je veux dire que… Je suis navré… S’il y a quelque chose que mes hommes ou moi puissions faire pour…
— Repos, lieutenant, coupa Kassad. Dites-nous s’il y a un moyen de transport disponible pour nous rendre en ville.
— Euh… C’est que…
Le jeune marine voulut se gratter le menton, mais se rappela juste à temps qu’il avait son casque.
— C’est faisable, mon colonel, mais… la foule, là-bas, n’est pas commode, et ces foutus VEM ne fonctionnent pas très bien sur cette putain de… euh… Pardonnez-moi, mon colonel. Le problème, c’est que tous les appareils de transport au sol sont réservés au matériel, et il ne reste plus aucun glisseur de libre jusqu’à vingt-deux heures. Mais je me ferai un plaisir d’inscrire votre groupe sur la liste des prochains…
— Une seconde, fit le consul.
Un glisseur à la coque bosselée, arborant, sur le côté de la jupe, l’emblème géodésique doré de l’Hégémonie, venait de se poser à une dizaine de mètres de là. Un homme grand et maigre en descendit.
— Théo ! s’écria le consul.
Les deux hommes coururent l’un vers l’autre, firent mine de se serrer la main, mais se ravisèrent et se donnèrent joyeusement l’accolade.
— Bon Dieu ! fit le consul. Tu as une mine superbe, mon vieux Théo !
C’était vrai. Son ex-adjoint avait gagné six ans sur lui, mais il avait toujours ce sourire de jeune garçon, ce visage mince et cette tignasse rousse qui avaient incité plus d’une jeune créature célibataire – et quelques femmes mariées aussi – à postuler pour un emploi au consulat. La timidité qui faisait partie des points sensibles de Théo Lane était toujours là, elle aussi, comme l’attestait le geste inutile avec lequel il était en train de rajuster les lunettes archaïques à monture de corne qui représentaient sa seule affectation.
— Je suis ravi que tu sois de retour parmi nous, déclara-t-il.
Le consul se tourna pour faire les présentations, puis s’interrompit brusquement.
— Mon Dieu ! Mais le consul, c’est toi, maintenant ! s’exclama-t-il. Excuse-moi, Théo, je n’y pensais plus.
Théo Lane sourit en rajustant une nouvelle fois sa monture.
— Ce n’est pas grave, dit-il, d’autant plus que j’ai cessé de porter ce titre depuis quelques mois. Je suis maintenant gouverneur général. Le Conseil intérieur a réclamé – et obtenu – le statut officiel de colonie. Soyez tous les bienvenus sur la dernière planète en date de l’Hégémonie.
Un flou d’une fraction de seconde passa dans le regard du consul, puis il donna une nouvelle accolade à son ancien protégé.
— Toutes mes félicitations, Excellence.
Théo eut un large sourire, puis leva les yeux vers le ciel.
— Je crois que ça ne va pas tarder à tomber pour de bon, dit-il. Pourquoi ne pas faire monter tout le monde à bord du glisseur ? Je vous déposerai en ville.
Il se tourna en souriant vers le jeune officier.
— Lieutenant ?
— Euh… Oui, Votre Excellence ? fit l’officier en se mettant au garde-à-vous.
— Pourriez-vous faire charger les bagages de ces personnes dans mon appareil ? Nous aimerions tous partir avant qu’il ne pleuve.
Le glisseur suivit le ruban gris de la route du sud, à une hauteur constante de soixante mètres. Le consul occupait un fauteuil à côté du pilote tandis que le reste du groupe se détendait à l’arrière sur les sièges inclinables en mousse lovée. Martin Silenus et le père Hoyt semblaient dormir. Le bébé de Weintraub avait cessé de hurler en échange d’un biberon souple de lait maternel synthétique.
— Les choses ont bien changé, déclara le consul.
Collant la joue à la verrière ruisselante de pluie, il contempla le chaos qui régnait au-dessous d’eux. Des milliers de cabanes et d’abris de fortune couvraient les flancs des collines et des ravins le long des trois kilomètres de route qui séparaient le port spatial des premiers faubourgs. Des feux avaient été allumés çà et là sous des bâches humides, et le consul distingua des silhouettes couleur de boue qui allaient et venaient entre les cabanes de même couleur. De hautes clôtures bordaient l’ancienne route du port spatial, qui avait été élargie et rénovée. Sur deux files de chaque côté, les camions et les véhicules à effet de sol, pour la plupart militaires, vert kaki ou revêtus d’un polymère de camouflage inactivé, se déplaçaient lentement l’un derrière l’autre. Plus loin, les lumières de Keats, bien plus étendues que dans le souvenir du consul, envahissaient de nouveaux secteurs de la vallée et des collines.
— Trois millions, murmura Théo comme s’il avait lu dans la pensée de son ex-patron. Ils sont au moins trois millions, et il en arrive chaque jour.
Le consul écarquilla les yeux.
— Il n’y avait que quatre millions et demi d’habitants sur toute la planète quand je suis parti !
— Ce nombre n’a pas changé, mais ils veulent tous venir à Keats, embarquer sur n’importe quel vaisseau et foutre le camp d’ici. Certains attendent que nous construisions un distrans, mais la plupart pensent qu’il ne sera jamais prêt à temps. Ils ont peur.
— Des Extros ?
— En partie aussi, mais surtout du gritche.
Le consul écarta son visage de la verrière glacée.
— Il est donc descendu au sud de la Chaîne Bridée ?
Théo laissa entendre un petit rire sans conviction.
— Il est partout. Ils sont partout, plutôt. La plupart des gens d’ici sont convaincus qu’il y en a maintenant des douzaines ou même des centaines. On attribue au gritche des carnages sur les trois continents. Partout, en fait, à l’exception de Keats, de certaines parties de la côte de la Crinière et de quelques villes comme Endymion.
— Combien de victimes ? demanda le consul, qui ne tenait pas tellement à connaître la réponse.
— Vingt mille morts ou disparus au moins. Il y a aussi pas mal de blessés, mais on ne peut pas tout attribuer au gritche, n’est-ce pas ? fit Théo avec un rire sec. Le gritche, comme chacun sait, ne fait pas de blessés. Les gens se tirent dessus dans l’affolement général, ils tombent dans l’escalier, se jettent par les fenêtres ou se font piétiner par la foule. C’est la panique. Un putain de désastre.
En onze ans de collaboration avec Théo Lane, le consul ne l’avait jamais entendu utiliser un tel langage.
— Et la Force ne fait rien ? demanda-t-il. Est-ce sa présence qui éloigne le gritche des villes ?
— La Force se contente de contenir la foule en cas d’émeute, fit Théo en secouant la tête. Ces foutus marines ne s’intéressent qu’aux accès du port spatial et de la zone militaire de Port-Romance. Ils évitent tout affrontement direct avec le gritche. Ils se réservent pour les Extros.
— Et les FT ? demanda le consul, qui savait très bien que les Forces Territoriales, peu entraînées, n’étaient pas à la hauteur de cette situation.
— Parmi les victimes, huit mille au moins sont des FT, répondit Théo avec un haussement d’épaules. Le général Braxton a remonté la Route du Fleuve avec sa vaillante « Troisième Unité de Combat » pour « abattre le gritche dans sa tanière », et plus personne n’a jamais revu aucun d’eux.
— Tu plaisantes ? fit le consul.
Mais il lui suffisait de voir la tête que faisait Théo pour savoir que ce n’était pas le cas.