— J’aimerais savoir, reprit le consul au bout de quelques secondes de silence, comment tu t’arranges pour avoir le temps de venir nous accueillir ici.
— Je ne l’ai pas, dit le gouverneur général en tournant la tête pour regarder les autres passagers, à l’arrière, qui s’étaient assoupis ou se penchaient, l’air épuisé, aux hublots. J’avais besoin de te parler. Pour te dissuader d’y aller.
Le consul secouait déjà la tête, mais Théo lui saisit le bras et le serra très fort.
— Écoute d’abord ce que j’ai à te dire, bon Dieu ! Je sais que c’est difficile pour toi de revenir ici après… après ce qui est arrivé, mais merde, c’est ridicule de tout foutre en l’air sans raison. Laisse tomber ce stupide pèlerinage. Reste avec nous à Keats.
— Impossible… commença le consul.
— Laisse-moi te parler d’abord ! Premièrement, tu es le meilleur diplomate que j’aie jamais connu, et le plus apte à gérer cette crise. Nous avons besoin de tes compétences.
— Cela n’a rien à…
— Tais-toi un peu. Deuxièmement, toi et les autres, vous n’arriverez jamais à moins de deux cents kilomètres des Tombeaux du Temps. Nous ne sommes plus à l’époque que tu as connue, où ces cons de candidats au suicide pouvaient jouer au touriste pendant une semaine et puis changer d’avis et rentrer chez eux. C’est fini. Le gritche est sorti au grand jour. Et il ne rigole pas.
— Je comprends tout cela, mais…
— Troisièmement, j’ai personnellement besoin de toi ! J’ai supplié Tau Ceti Central d’envoyer quelqu’un d’autre ici. Lorsque j’ai appris ta venue… ça m’a permis de tenir le coup ces deux dernières années.
Le consul secoua la tête sans comprendre.
Théo vira en direction du centre de la ville, puis demeura quelques instants en vol stationnaire. Quittant ses commandes des yeux, il se tourna vers le consul.
— Je veux que tu prennes à ma place le poste de gouverneur général. Le Sénat ne dira rien, à l’exception de Gladstone, peut-être, mais il sera trop tard quand elle s’en apercevra.
C’était comme si quelqu’un venait de frapper le consul sous la troisième côte. Il se détourna pour regarder, au-dessous de lui, le dédale de ruelles et d’immeubles délabrés qu’était Jacktown, la Vieille ville. Quand il recouvra sa voix, il murmura :
— Je ne peux pas, Théo.
— Écoute, si tu…
— Je te dis que je ne peux pas ! Je ne réussirais pas mieux que toi si j’acceptais, mais ce n’est pas la question. Je ne peux pas parce qu’il faut que je fasse ce pèlerinage !
Théo rajusta ses lunettes puis regarda fixement droit devant lui, sans rien dire.
— Tu es de loin le plus compétent des diplomates des Affaires étrangères avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, reprit le consul. Je me suis retiré depuis huit ans. Il me semble que…
Théo hocha sèchement la tête en l’interrompant.
— C’est au Temple gritchtèque que vous voulez aller ?
— Oui.
Le glisseur décrivit un large cercle et se posa. Le consul, perdu dans ses pensées, regardait dans le vide tandis que les portières latérales du véhicule se soulevaient pour s’escamoter dans leur logement et que Sol Weintraub s’exclamait :
— Oh mon Dieu !
Le groupe descendit pour faire face à une plaine de décombres calcinés occupant l’emplacement du Temple gritchtèque. Depuis que les Tombeaux du Temps avaient été fermés, quelque vingt-cinq années locales auparavant, pour cause de trop grand danger, le Temple gritchtèque était devenu l’attraction touristique la plus en vogue. De la largeur de trois pâtés de maisons, culminant à cent cinquante mètres au sommet de la flèche effilée de sa tour centrale, le temple principal de l’Église gritchtèque tenait en même temps de la cathédrale grandiose et impressionnante, de la pure plaisanterie gothique, avec ses courbes dentelées et ses arcs-boutants de pierre permasoudés à un squelette en fibres composites armées, de la gravure d’Escher, avec ses perspectives truquées et ses angles impossibles, et du cauchemar à la Jérôme Bosch, avec ses entrées de tunnel, ses chambres secrètes, ses jardins sombres et ses secteurs interdits. Mais, par-dessous tout, cet édifice appartenait au passé mystérieux d’Hypérion.
Il ne restait plus rien de tout cela à présent. Seuls des tas de pierres noircies rappelaient la splendeur passée du lieu. Des poutrelles de métal à moitié fondu sortaient des ruines comme les côtes de quelque gigantesque carcasse. La grande masse des décombres avait été engloutie par les souterrains, catacombes et galeries qui se trouvaient au-dessous de l’édifice âgé de trois cents ans. Le consul s’avança au bord d’une fosse et se demanda si, comme le disait la légende, les sous-sols étaient véritablement reliés à l’un des labyrinthes de la planète.
— On dirait qu’ils ont utilisé des claps pour raser cet endroit, fit Martin Silenus en se servant d’un terme archaïque désignant tout type de canon laser à amplification de puissance.
Le poète, qui semblait subitement dégrisé, rejoignit le consul devant la fosse.
— Je me souviens d’une époque où il n’y avait rien d’autre ici que le Temple et une petite partie de la Vieille ville, dit-il. Après la catastrophe au voisinage des Tombeaux, Billy a décidé de reconstruire Jacktown ici, à cause du Temple. Et maintenant, il ne reste plus rien. Bon Dieu !
— Non, déclara Kassad.
Les autres se tournèrent vers lui.
Le colonel se redressa à l’endroit où il s’était accroupi pour examiner les décombres.
— Pas des claps, dit-il, mais des charges creuses au plasma. Il y en a eu plusieurs.
— Et maintenant, tu veux toujours rester ici pour entreprendre cet inutile pèlerinage ? demanda Théo. Pourquoi ne pas venir plutôt avec moi au consulat ?
Il s’adressait au consul, mais avait étendu l’invitation à tout le monde.
Le consul se tourna vers lui. Pour la première fois, il voyait sous les traits de son ex-adjoint le gouverneur général d’une planète assiégée de l’Hégémonie.
— C’est impossible, Votre Excellence, dit-il. Pour moi, tout au moins. Je ne sais pas ce que décideront les autres.
Les quatre hommes et la femme secouèrent négativement la tête. Silenus et Kassad commencèrent à décharger les bagages. La pluie recommençait à tomber, sous la forme d’une légère bruine issue de nulle part. En cet instant, le consul remarqua la présence de deux glisseurs de combat de la Force qui tournaient au-dessus des toitures avoisinantes. L’obscurité grandissante et leur coque revêtue d’un polymère-caméléon les avaient très bien cachés jusqu’ici, mais la pluie révélait leurs contours.
Naturellement, songea le consul. Le gouverneur général ne se déplace pas sans escorte.
— Est-ce que les prêtres ont pu se mettre à l’abri ? demanda Brawne Lamia. Y a-t-il eu des survivants quand le Temple a été détruit ?
— Oui, répondit Théo.
Le dictateur de facto de cinq millions d’âmes condamnées ôta ses verres pour les essuyer sur un pan de sa chemise.
— Tous les prêtres du culte gritchtèque, avec leurs acolytes, ont pu s’échapper par les galeries. La foule assiégeait cet endroit depuis des mois. Son chef, une femme nommée Cammon, qui vient de quelque part à l’est de la mer des Hautes Herbes, a donné tout ce qu’il fallait comme avertissements à ceux du Temple avant de lancer ses DL-20.
— Que faisait la police ? demanda le consul. Et les FT ? La Force ?
Théo Lane sourit. En cet instant, il semblait avoir des dizaines d’années de plus que le jeune homme qu’avait connu le consul.
— Vous êtes tous restés en transit pendant trois ans, dit-il. L’univers a changé depuis. Les fidèles du gritche se font tabasser et immoler par le feu dans le Retz tout entier. Imaginez ce que cela peut donner ici. La police de Keats s’occupe uniquement de faire respecter la loi martiale que j’ai décrétée depuis quatorze mois. Les FT et elle ont assisté sans intervenir à la destruction du Temple. J’y étais moi aussi. Il y avait cinq cent mille personnes ici ce soir-là.