— D’accord, dit le consul.
Il faisait déjà volte-face pour s’éloigner lorsque Lamia posa la main sur son bras.
— Voulez-vous de l’aide ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules, puis sourit.
— Je crois pouvoir me débrouiller tout seul, mais ce n’est pas de refus. Venez.
Ils disparurent dans la foule.
Le balcon du deuxième étage offrait juste assez de place pour la table délabrée et six chaises. Malgré l’encombrement insensé des salles principales, des marches d’escalier et des paliers, personne ne leur avait disputé la place après que Leweski et Lamia eurent balancé les commandos de la mort, sans tenir compte de leurs protestations, par-dessus la balustrade, dans la rivière qui coulait neuf mètres plus bas. Un peu plus tard, Leweski s’était arrangé pour leur faire monter un pot de bière, une corbeille de pain et des tranches de rosbif.
Le groupe mangeait en silence, ayant eu plus que sa part de fatigue post-fugue, de faim et de dépression. L’obscurité du balcon était à peine adoucie par les lumières de l’intérieur ou celles des péniches qui passaient en bas sur le fleuve. La plupart des bâtiments sur les berges du Hoolie étaient plongés dans le noir, mais les nuages bas reflétaient d’autres lumières de la cité, et le consul put distinguer les ruines du Temple gritchtèque à cinq cents mètres de là en amont.
— Bon, fit le père Hoyt, qui avait visiblement récupéré des effets de la dose massive d’ultramorphine et se trouvait actuellement à mi-chemin entre la douleur et l’apaisement du sédatif. Que faisons-nous, maintenant ?
Comme personne ne répondait, le consul ferma à demi les yeux. Il refusait de prendre l’initiative en quoi que ce soit. Assis là sur le balcon de Chez Cicéron, il était trop facile de se laisser aller à reprendre les rythmes d’une existence passée où il boirait jusqu’au petit matin, contemplant les averses météoriques annonçant l’aube et le départ des nuages, puis regagnerait en titubant son appartement vide près de la place du marché, pour se lever quatre heures plus tard et se rendre au consulat, lavé, rasé, présentant une apparence à peu près humaine à l’exception de ses yeux injectés de sang et de la douleur insensée qui lui vrillait le crâne. Il faisait confiance à Théo, le discret et très efficace Théo, pour lui faire franchir sans encombre la matinée. Il faisait confiance à la chance pour l’amener jusqu’à la fin de la journée, à la bière de Chez Cicéron pour lui faire passer la nuit et à l’insignifiance de sa carrière pour le conduire jusqu’au bout de son existence.
— Prêts pour le pèlerinage ?
Le consul rouvrit brusquement les yeux. Une silhouette drapée d’une cape, à la tête encapuchonnée, se tenait sur le seuil du balcon, et il crut un instant qu’il s’agissait de Het Masteen. Mais il se rendit compte que cet homme était beaucoup plus petit, et que sa voix n’avait pas l’emphase de celle du Templier dans sa manière d’appuyer sur les consonnes.
— Si vous êtes prêts, il faut partir tout de suite, reprit la silhouette sombre.
— Qui êtes-vous ? demanda Brawne Lamia.
— Suivez-moi, fut la seule réponse.
Fedmahn Kassad se leva, baissant la tête pour ne pas se cogner au plafond, et se saisit de la main gauche d’un coin du capuchon qu’il tira en arrière.
— Un androïde ! s’exclama Lénar Hoyt, incapable de détacher son regard de la peau bleue et des yeux bleu sur bleu de l’homme.
Le consul était moins surpris. La loi hégémonienne interdisait, depuis un peu plus d’un siècle, de posséder des androïdes, et pratiquement aucun d’entre eux n’avait été biofabriqué pendant cette période, mais on les utilisait toujours comme main-d’œuvre dans les régions reculées des mondes non coloniaux comme Hypérion. Le Temple gritchtèque en avait beaucoup fait usage, conformément à la doctrine de l’Église gritchtèque, qui proclamait que les androïdes, étant exempts de tout péché originel, étaient spirituellement supérieurs à l’humanité et, incidemment, préservés du terrible et inéluctable châtiment gritchtèque.
— Suivez-moi vite ! répéta l’androïde en remettant son capuchon en place.
— C’est le Temple qui vous envoie ? demanda Brawne Lamia.
— Chut ! fit l’androïde en tournant furtivement la tête vers la salle, puis en faisant signe que oui. Dépêchez-vous, je vous en prie, chuchota-t-il.
Ils se levèrent tous, hésitant encore. Le consul vit Kassad défaire avec précaution la fermeture étanche du gilet de cuir qu’il portait. Il entrevit, en un éclair, le bâton de la mort passé à la ceinture du colonel. En temps normal, la seule pensée de se trouver à proximité d’une telle arme l’aurait bouleversé. Une seule fausse manœuvre, et toutes les synapses des personnes présentes sur ce balcon pouvaient être réduites en bouillie. Mais dans ces circonstances, il fut étrangement rassuré par ce qu’il avait vu.
— Nos bagages… commença Weintraub.
— On s’en occupe, fit l’androïde. Suivez-moi, maintenant.
Ils descendirent derrière lui et s’enfoncèrent dans la nuit, aussi las et passifs qu’un soupir.
Le consul dormit jusqu’à une heure relativement tardive. Une demi-heure après l’aube, un rayon de lumière se fraya un chemin à travers les lames du volet du hublot et forma un rectangle sur l’oreiller. Le consul se tourna dans son sommeil, mais ne se réveilla pas. Une heure plus tard, il y eut une forte secousse tandis que les mantas épuisées qui avaient tiré le chaland toute la nuit étaient remplacées par d’autres. Le consul continua cependant de dormir. Durant toute l’heure qui suivit, les allées et venues et les cris de l’équipage sur le pont, devant sa cabine, se multiplièrent, de plus en plus fort, sans le réveiller, et ce fut finalement la sirène retentissante des écluses de Karla qui le tira de son lourd sommeil.
Avec des gestes lents, ankylosé par les effets de la fugue comme s’il était drogué, il se lava du mieux qu’il put au-dessus du lavabo où il fallait pomper l’eau, puis revêtit un confortable pantalon de velours côtelé, une vieille chemise de toile et des chaussures de marche à semelles de mousse. Il grimpa ensuite sur le pont intermédiaire.
Le petit déjeuner était servi sur un long buffet à proximité d’une table épaisse qui pouvait s’escamoter dans les bordages du pont. Un auvent abritait l’endroit où l’on mangeait, et sa toile rouge et or claquait sous la brise que produisait leur passage. La matinée était splendide, claire et dégagée. Le soleil d’Hypérion rattrapait en vigueur ce qui lui manquait en grosseur.
Weintraub, Lamia, Kassad et Silenus étaient là depuis quelque temps déjà. Lénar Hoyt et Het Masteen se joignirent au groupe quelques minutes après l’arrivée du consul. Celui-ci se servit des toasts à la crème de poisson et du jus d’orange, puis se dirigea vers le bastingage. Le fleuve était large à cet endroit, au moins un kilomètre d’une rive à l’autre, et sa surface émeraude et lapis-lazuli reflétait la couleur du ciel. À première vue, le consul ne reconnaissait pas le paysage qui s’étendait de part et d’autre du fleuve. À l’est, des rizières de plantes-périscopes étalaient à perte de vue dans les lointains brumeux leur surface mouillée miroitante où se reflétait le soleil levant. Quelques huttes d’indigènes étaient visibles à la jonction des levées de terre des paddies, dont les murs à angle droit étaient renforcés de bois de vort blanchi ou de demichêne doré. À l’ouest, la rive du fleuve était couverte de buissons plats de gissen, de racines de tuviers et d’une sorte de fougère d’un rouge flamboyant que le consul était incapable d’identifier. Tout cela poussait autour de marais boueux et de lagunes en miniature qui s’étendaient, sur un kilomètre ou plus, jusqu’aux berges escarpées où des buissons bleus épineux s’accrochaient aux moindres interstices de la roche granitique.