Durant quelques secondes, le consul se sentit perdu, désorienté sur un monde qu’il croyait bien connaître. Puis il se souvint du coup de sirène des écluses de Karla, et comprit qu’ils s’étaient engagés dans un bras rarement fréquenté du fleuve Hoolie, au nord de la forêt de Doukhobor. Il n’avait jamais remonté cette partie du fleuve, ses voyages par voie aérienne ou fluviale l’ayant généralement conduit à suivre plutôt le Canal Royal qui passait à l’est des falaises. Il supposait qu’ils prenaient ce chemin détourné pour éviter un danger ou un obstacle quelconque sur la route normale de la mer des Hautes Herbes. D’après ses estimations, ils devaient se trouver en ce moment à environ cent quatre-vingts kilomètres au nord-ouest de Keats.
— Elle n’a pas du tout le même aspect à la lumière du jour, n’est-ce pas ? demanda le père Hoyt.
Le consul continua d’observer la rive sans répondre. Il n’était pas bien sûr d’avoir compris ce que Hoyt voulait dire. Puis il s’avisa qu’il parlait de la péniche.
Comme en un rêve étrange, ils avaient suivi le messager androïde sous la pluie pour monter à bord de la vieille péniche et emprunter le dédale de coursives et de cabines au sol en damier. Het Masteen les avait rejoints à hauteur des ruines du Temple, puis ils avaient laissé les lumières de Keats derrière eux.
Le consul gardait un souvenir flou et épuisé des heures qui avaient précédé et suivi minuit. Il supposait que les autres étaient aussi désorientés que lui. Il se rappelait vaguement sa surprise en découvrant que l’équipage de la péniche n’était composé que d’androïdes, mais tout avait été effacé par le soulagement qu’il avait éprouvé quand il avait enfin refermé la porte de sa cabine pour se traîner dans son lit.
— J’ai discuté un peu avec A. Bettik, ce matin, lui dit Weintraub en se référant à l’androïde qui leur avait servi de guide. Ce vieux sabot a toute une histoire.
Martin Silenus se leva pour aller se servir au buffet un supplément de jus de tomate, auquel il ajouta une dose de quelque chose qu’il gardait sur lui dans un flacon plat.
— Il ne date pas d’hier, c’est sûr, dit-il. Ce foutu bastingage a été poli par d’innombrables mains, le pont usé par des légions de pieds, le plafond noirci par la suie des lampes et les lits défoncés par des générations de baiseurs. D’après moi, cette péniche a plusieurs siècles. Les moulures et ces putains de boiseries rococo sont uniques. Avez-vous remarqué que sous les autres odeurs, les incrustations de bois dégagent encore un parfum de santal ? Je ne serais pas surpris si on me disait que ces trucs-là viennent tout droit de l’Ancienne Terre.
— C’est tout à fait le cas, fit Sol Weintraub tandis que le bébé Rachel, qu’il tenait aux bras, soufflait sur lui des bulles de salive dans son sommeil. Nous sommes sur le pont du fier Bénarès, construit et baptisé en l’honneur de la ville du même nom sur l’Ancienne Terre.
— Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu parler d’une ville de l’Ancienne Terre appelée ainsi, fit le consul.
Brawne Lamia leva les yeux des restes de son petit déjeuner.
— Bénarès, également connue sous le nom de Varanasi ou Gandhipur, dit-elle. État libre de l’Inde. A fait partie de la seconde Sphère de coprospérité après la Troisième Guerre sino-japonaise. Détruite lors de l’Échange nucléaire limité entre l’Inde et la République soviétique musulmane.
— C’est exact, fit Weintraub. Le Bénarès a été construit quelque temps avant la Grande Erreur. Milieu du XXIIe siècle, à vue de nez. D’après A. Bettik, c’était à l’origine une barge de lévitation.
— Est-ce que les générateurs EM sont toujours là ? interrompit le colonel Kassad.
— Il me semble, répondit Weintraub. Près du grand salon, sur le pont inférieur. Vous verrez que le sol du salon est fait de cristal de lune transparent. Splendide quand on croise à deux mille mètres… mais sans objet, à présent.
— Bénarès… murmura Martin Silenus en caressant amoureusement de la main le bastingage poli par les ans. Je m’y suis fait entièrement dépouiller, autrefois.
Brawne Lamia posa bruyamment sa tasse à café.
— Vous n’allez pas nous dire, mon vieux, que vous êtes assez décrépit pour vous souvenir de l’Ancienne Terre ? Vous nous prenez pour des idiots ?
— Ma chère enfant, fit Martin Silenus en rayonnant, je ne vous prends pour rien du tout. L’idée m’a seulement effleuré qu’il serait amusant, en même temps qu’intéressant et fort édifiant, que tous ici nous échangions la liste des différents endroits où nous avons soit dépouillé les autres, soit été dépouillés par eux. Et puisque vous avez l’avantage injuste d’être fille de sénateur, je suis certain que votre liste serait beaucoup plus passionnante et bien plus longue que les nôtres.
Lamia ouvrit la bouche pour répliquer, mais fronça les sourcils et demeura muette.
— Je me demande comment ce vaisseau est arrivé jusqu’à Hypérion, murmura le père Hoyt. À quoi bon transporter une barge de lévitation sur un monde où l’équipement EM ne fonctionne pas ?
— Ce n’est pas si sûr, lui dit le colonel Kassad. Hypérion possède un champ magnétique, même s’il est faible et peu fiable quand il s’agit de maintenir un appareil en l’air.
Le père Hoyt haussa un sourcil, visiblement perplexe devant cette distinction.
— Hé ! s’écria soudain le poète en s’adossant au bastingage. Nous sommes tous là !
— Et alors ? demanda Brawne Lamia, dont les lèvres se pinçaient toujours en une ligne mince lorsqu’elle s’adressait à Silenus.
— Nous sommes tous ensemble. Pourquoi ne pas continuer de raconter nos histoires ?
— Je croyais, déclara Het Masteen, que nous devions faire cela après dîner.
Martin Silenus haussa les épaules.
— Déjeuner ou dîner, qu’est-ce que ça peut foutre ? Profitons de l’occasion. Nous n’allons pas mettre six ou sept jours pour arriver aux Tombeaux du Temps, je suppose ?
Le consul réfléchit quelques secondes. Un peu moins de deux jours pour arriver à l’endroit où le fleuve ne pourrait plus les porter. Encore deux jours, un peu moins, peut-être, avec des vents favorables, pour traverser la mer des Hautes Herbes. Certainement pas plus d’une journée pour franchir les montagnes.
— Non, dit-il. Nous ne mettrons pas tout à fait six jours.
— Très bien, fit Silenus. Reprenons nos récits. Sans compter que le gritche peut très bien décider de venir à notre rencontre avant que nous n’allions frapper à sa porte. Si ces histoires de coin du feu sont censées augmenter nos chances de survie, je dis qu’il faut se dépêcher d’entendre le plus de monde possible avant que les conteurs ne commencent à se faire réduire en bouillie pour les chats par ce broyeur-mixeur ambulant auquel nous sommes si pressés de rendre visite.
— Vous êtes dégoûtant, fit Brawne Lamia.
— Ma petite chérie ! sourit Silenus. Ce sont les paroles mêmes qui sont sorties de votre bouche la nuit dernière, après votre second orgasme.
Lamia détourna les yeux. Le père Hoyt se racla la gorge et demanda :
— À qui le tour ? De raconter son histoire, bien sûr.
Il y eut un silence pesant.
— C’est à moi, dit Fedmahn Kassad en sortant de la poche de sa vareuse blanche un morceau de papier sur lequel était tracé un grand 2.