En raison des liaisons distrans et de la couverture médiatique en temps réel des événements de Bressia, Kassad était plus ou moins devenu une figure célèbre. Les milliards de personnes qui s’indignaient de la sauvagerie sans précédent de la campagne de Bressia auraient été heureux de voir le colonel Kassad traduit devant une cour martiale qui l’aurait condamné pour crimes de guerre. Mais la Présidente Gladstone, ainsi que beaucoup d’autres, considérait Kassad et les autres commandants de la Force comme des sauveurs.
Finalement, Kassad fut mis dans un vaisseau de la Force à effet de spin pour accomplir le lent voyage de retour au Retz. Comme, de toute manière, les interventions chirurgicales nécessaires pouvaient se faire en état de fugue, il paraissait sensé de grouper les blessés et les morts ressuscitables à bord de ce vieux navire-hôpital. Lorsqu’ils arriveraient dans le Retz, ils seraient tous rétablis et bons pour le service actif. Mais, chose très importante pour Kassad, il aurait accumulé dans l’intervalle un déficit de temps au moins égal à dix-huit mois standard, et il y avait de fortes chances pour que les controverses dont il était l’objet soient alors oubliées.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit la silhouette obscure d’une femme qui se penchait sur lui. Un instant, il crut que c’était elle, mais il se rendit bientôt compte qu’il s’agissait d’un médecin de la Force.
— Est-ce que je suis mort ? murmura-t-il.
— Vous l’avez été. Vous vous trouvez à bord du vaisseau-hôpital Merrick. Vous avez fait l’objet de plusieurs procédures de résurrection et de rénovation, mais vous n’en gardez probablement aucun souvenir à cause des effets de la fugue. Nous allons maintenant passer au stade thérapeutique suivant. Vous sentez-vous capable de marcher ?
Il souleva un bras pour se cacher les yeux. Malgré la désorientation due à la fugue, il avait de vagues souvenirs des douloureuses séances de thérapie, des longues heures passées dans les bains de virus ARN et sur la table d’opération. Surtout la table d’opération.
— Quelle route faisons-nous ? demanda-t-il sans cesser de s’abriter les yeux. J’ai oublié comment nous allons regagner le Retz.
Elle sourit, comme si c’était une question qu’elle entendait chaque fois qu’il sortait de fugue. Ce qui était bien possible.
— Nous ferons escale sur Hypérion et sur Garden, dit-elle. Nous sommes actuellement sur le point de nous mettre en orbite autour de…
Elle fut interrompue par un vacarme de fin du monde. Des barrissements de trompette, des déchirures de métal, des hurlements de furies. Il se laissa rouler à bas de son lit, enroulant le matelas autour de lui dans sa chute sous une gravité d’un sixième de g. Une tornade balaya le pont, faisant voler plateaux, éprouvettes, literie, livres, infirmières, instruments de métal et innombrables autres objets divers dans sa direction. Hommes et femmes glapissaient, avec des voix de fausset de plus en plus aiguës à mesure que l’air quittait la cabine. Le matelas de Kassad heurta une cloison. Il regarda à travers ses mains crispées demeurées sur ses yeux.
À un mètre de lui, une araignée de la taille d’un ballon de football, dont les pattes s’agitaient frénétiquement comme des tentacules, était en train d’essayer de se forcer un passage à travers une brèche soudain apparue dans la cloison. Elle semblait s’acharner à battre de ses tentacules en folie les papiers et autres détritus qui tourbillonnaient autour d’elle. Puis elle pivota vers Kassad, et celui-ci réalisa qu’il s’agissait de la tête du médecin qui lui avait parlé. Elle avait été arrachée par la première explosion, et sa longue chevelure s’agitait frénétiquement en direction du visage horrifié de Kassad. Puis la brèche s’élargit, et la tête s’y engouffra.
Il se redressa juste au moment où l’axe des mâts de spin cessa de tourner et où le « haut » et le « bas » cessèrent d’exister. Les seules forces encore en action étaient les tornades, qui précipitaient tout vers les brèches de la cloison, et l’écœurant mouvement de tangage et de ballottement du vaisseau. Kassad s’efforçait de remonter le courant, en se halant vers la porte de la coursive où se trouvait l’axe de spin au moyen de tout ce qui pouvait lui fournir une prise. Il parcourut les derniers mètres en se propulsant d’un coup de talon. Un plateau de métal le heurta au-dessus de l’œil. Un cadavre aux yeux dégoulinants de sang faillit le repousser en arrière dans la salle de soins. La porte étanche battait inutilement contre le cadavre d’un marine en combinaison spatiale, qui l’empêchait de se refermer. Kassad se propulsa en direction de l’axe, dans lequel il s’introduisit tout en traînant le corps du marine derrière lui. La porte étanche se referma, mais il n’y avait pas plus d’air dans le puits de l’axe que dans la salle de soins. Quelque part, le hurlement d’une sirène devenait de plus en plus aigu et inaudible.
Kassad hurla aussi, essayant de se libérer de la pression qui menaçait de faire éclater ses poumons et ses tympans. L’axe de spin aspirait toujours de l’air. Il était entraîné, sur les cent trente mètres qui le séparaient du corps principal du vaisseau, en compagnie du cadavre du marine, qui semblait exécuter avec lui quelque macabre valse dans un puits sans fond.
Il lui fallut vingt secondes pour faire sauter les attaches de secours de la combinaison du marine, puis une minute pour l’en extirper et s’y introduire à sa place. Il mesurait au moins dix centimètres de plus que le mort et, bien que la combinaison fût en partie ajustable, elle lui faisait mal au cou, aux poignets et aux genoux. Le casque lui pressait le front comme un étau rembourré. Des gouttelettes de sang et d’une matière blanchâtre et humide maculaient l’intérieur de la visière. L’éclat de shrapnel qui avait tué le marine avait laissé un trou d’entrée et un trou de sortie, mais la combinaison s’était autoréparée de son mieux. Cependant, la plupart des voyants étaient au rouge, et Kassad n’obtint aucune réponse quand il demanda une évaluation des dommages. Le respirateur fonctionnait encore, mais avec un sifflement inquiétant.
Il essaya la radio. Rien, pas même un souffle. Il trouva le fil de raccordement du persoc, fiché dans un termex relié à la coque. Rien non plus. Le vaisseau eut à ce moment-là un brusque mouvement de tangage, et une succession de chocs métalliques se répercuta jusqu’à Kassad, qui fut projeté contre la paroi du puits de l’axe. L’une des cages de transport passa devant lui en culbutant, ses câbles sectionnés battant comme les tentacules d’une anémone de mer affolée. Il y avait des cadavres à l’intérieur, et d’autres ballottés dans les parties encore intactes de l’escalier en spirale qui faisait le tour du puits à l’extérieur. Kassad se propulsa jusqu’à l’extrémité du puits, et trouva toutes les portes étanches fermées. Le diaphragme du puits s’était également refermé, mais il y avait des brèches dans la cloison primaire par lesquelles on aurait pu faire passer un VEM civil.
Le vaisseau fit une nouvelle embardée, et tout fut secoué de plus belle à l’intérieur. Kassad se trouva animé, ainsi que tout ce qui se trouvait à l’intérieur du puits, par des forces complexes de Coriolis. Il se raccrocha à une poutrelle de métal tordue et se hissa à travers une brèche de la triple coque du Merrick.
Il faillit éclater de rire en voyant dans quel état se trouvait l’intérieur. Ceux qui avaient pris pour cible le vieux vaisseau-hôpital n’avaient pas fait les choses à moitié. La coque avait été éventrée avec des BCC jusqu’à ce que les joints de pressurisation cèdent, que les unités d’autopressurisation se désagrègent, que les détecteurs d’avaries soient saturés et que les cloisons intérieures s’effondrent. Le vaisseau ennemi avait alors déversé ses missiles, munis de charges militaires curieusement baptisées « mitraille » par les spécialistes de la Force, à l’intérieur de la coque. L’effet équivalait à peu près à celui qu’aurait pu produire une grenade antipersonnel explosant à l’intérieur d’un labyrinthe rempli de rats de laboratoire.