Kassad se hala doucement en se laissant flotter parmi les débris enchevêtrés des faisceaux de câblage de la carcasse. Il ne tenait vraiment pas à se rendre. Il sentit le choc de l’accostage lorsqu’un engin extro au moins heurta la coque, stabilisant un peu l’épave. Utilise ta cervelle, se dit-il. Plus que d’une cachette, il avait surtout besoin d’une arme. Qu’avait-il vu, en se traînant tout à l’heure dans l’épave, qui pourrait éventuellement l’aider à survivre ?
Il s’immobilisa et resta agrippé, tout en réfléchissant intensément, à une longueur de câble de fibres optiques à nu. La salle de soins où il avait repris conscience, les lits, les caissons de fugue, l’appareillage médical de soins intensifs… presque tout cela avait été aspiré à travers la coque du module à effet de spin. Le puits de l’axe, la cage de transport, les corps partout… aucune arme dans tout cela. Presque tous les cadavres avaient été déshabillés par le souffle des bombes à mitraille ou par la décompression subite. Les câbles des cages élévatrices ? Non… ce serait trop long. Impossible de les sectionner sans outils. Des outils ? Il n’en avait vu nulle part. Bureaux éventrés le long de la coursive médicale. Salles d’imagerie. Caissons RM. Cuves CC béantes comme des sarcophages pillés. Au moins un bloc opératoire intact, mais à l’intérieur un fouillis d’appareils et de câbles flottants de toutes sortes. Le solarium, vidé de tout ce qu’il contenait lorsque les vitres avaient éclaté. Les salles d’attente. Les salles de repos du personnel. Les salles d’entretien. Les couloirs. Des cellules affectées à un usage indéterminé. Et encore des cadavres un peu partout.
Il ne demeura là que quelques secondes de plus, le temps de s’orienter dans le dédale de lumière et d’ombre, puis il se propulsa d’un coup de talon. Il avait espéré pouvoir disposer de dix minutes, mais ils ne lui en laissèrent même pas huit. Il savait que les Extros se montreraient méthodiques et efficaces dans leur fouille. Mais il avait sous-estimé leurs capacités sous gravité zéro. Il jouait sa vie sur l’espoir qu’ils ne seraient pas plus de deux à chaque ratissage. C’était la procédure standard des marines de la Force, qui ressemblait à celle des paras de l’armée de terre à qui l’on apprenait à progresser, dans les combats de rue, d’une entrée de porte à l’autre, l’un faisant irruption dans chaque pièce tandis que l’autre le couvrait. S’ils étaient plus de deux, si les Extros travaillaient par patrouilles de quatre, Kassad était probablement fini.
Il flottait au milieu de la salle d’opération n°3 lorsque l’Extro franchit la porte. Le respirateur de Kassad était en train de rendre l’âme. Il était immobile, aspirant par saccades haletantes un air vicié, lorsque le commando s’introduisit d’un bond, s’écarta de la porte et amena ses deux armes, d’un mouvement tournant, sur la silhouette désarmée d’un marine en combinaison cabossée.
Kassad avait escompté que l’aspect délabré de son costume spatial et de son casque lui ferait gagner une seconde ou deux. Derrière la visière maculée de sang, ses yeux étaient braqués vers le haut, comme aveugles, tandis que la lumière fixée sur la poitrine de l’Extro le balayait. Les deux armes du commando étaient un étourdisseur sonique, à la main, et un pistolet à faisceau serré, plus petit mais beaucoup plus mortel, qu’il tenait entre les longs « orteils » de son pied droit. Il leva d’abord le sonique. Kassad eut le temps de remarquer l’aiguillon de combat de sa prothèse caudale. Puis il appuya sur la commande qu’il tenait dans son gantelet droit.
Il lui avait fallu la presque totalité des huit minutes pour connecter le générateur de secours aux circuits de la salle d’opération. Une partie seulement des lasers chirurgicaux étaient encore en état de marche, mais il avait pu en mettre six en position. Les quatre plus petits couvraient la zone située juste à droite de la porte, et les deux lasers à sectionner les os avaient pour cible l’espace de droite. L’Extro avait fait un bond sur la droite.
La combinaison explosa. Les lasers continuèrent leurs cercles préprogrammés tandis que Kassad se propulsait en avant, passant sous les rayons bleus qui tranchaient maintenant à vide dans une bruine grandissante de fluides de réparation de la combinaison et de sang bouillonnant. Il arracha le sonique au passage juste au moment où le deuxième Extro bondissait dans la salle avec l’agilité d’un chimpanzé de l’Ancienne Terre.
Kassad appuya le sonique contre le casque de l’homme et fit feu. L’occupant de la combinaison s’affaissa. La prothèse caudale fit quelques soubresauts dus à des impulsions nerveuses incontrôlées. Utiliser un sonique à cette distance n’était pas la meilleure façon de faire un prisonnier. À bout portant, une décharge sonique transformait un cerveau humain en quelque chose qui tenait davantage de la bouillie d’avoine. Mais Kassad ne souhaitait pas faire de prisonniers.
Il se dégagea d’un coup de talon, agrippa une poutrelle et balaya de son sonique l’entrée du corridor. Quelques secondes plus tard, il put s’assurer que personne ne venait de ce côté.
Ignorant le premier cadavre, il extirpa le second de la combinaison intacte. Le commando était nu dans son scaphandre, et il constata que ce n’était pas un homme, mais une femme. Elle avait des cheveux blonds coupés court, des seins menus et un tatouage juste au-dessus de la ligne de toison pubienne. Sa peau était d’une pâleur extrême, et des gouttelettes de sang s’échappaient de son nez, de ses oreilles et de ses yeux. Kassad prit mentalement note du fait que les Extros utilisaient des femmes dans leurs commandos. Tous les cadavres ennemis trouvés à Bressia étaient de sexe mâle.
Il garda son casque et son bloc respirateur pendant qu’il enfilait la combinaison aux formes peu familières. Le vide fit exploser des vaisseaux sanguins dans sa chair. Des aiguilles de froid le figèrent tandis qu’il luttait pour refermer des attaches d’un modèle jamais vu. Malgré sa grande taille, il était encore trop petit pour ce scaphandre de femme. Il pouvait faire fonctionner les gantelets en étirant les bras, mais les moufles des pieds et le logement de la prothèse caudale étaient sans objet pour lui. Il les laissa pendre, inutiles, tout en retirant son casque pour fixer maladroitement le globe extro à sa place.
Plusieurs voyants, sur la corolle du casque, étaient allumés. Ses tympans endoloris lui faisaient entendre le sifflement de l’air qui s’engouffrait. Il faillit suffoquer lorsque d’épais miasmes l’assaillirent. Ce devait être la douce odeur du pays pour un Extro, supposait-il. Les pastilles com du globe susurraient des commandements codés dans un langage qui évoquait une bande audio en anglais archaïque passée à l’envers à grande vitesse. Kassad jouait sa vie, de nouveau, sur le fait que les unités extros fonctionnaient, sur Bressia, par équipes semi-autonomes, reliées uniquement par la radio vocale et la télémétrie de base, contrairement aux groupes d’opérations de la Force, unis par leurs implants à un réseau tactique. Si c’était un système de ce type qu’ils utilisaient ici, le commandant du groupe devait déjà savoir que deux de ses hommes (ou femmes) manquaient à l’appel. Il disposait peut-être même d’un système de surveillance des paramètres vitaux. Mais il n’était pas forcément en mesure de les localiser.
Kassad décida qu’il était temps de mettre fin aux conjectures et de quitter cet endroit malsain. Il programma la télécommande des lasers pour qu’ils soient activés dès que quelqu’un pénétrerait dans cette salle. Puis il s’enfonça, par petits bonds maladroits, dans le couloir. Se déplacer dans un de ces foutus scaphandres équivalait à essayer d’avancer dans un champ gravifique en se servant de son propre pantalon comme d’une paire d’échasses. Il emportait les deux pistolets à énergie et, n’ayant trouvé aucune ceinture ni boucle, aucun étui, aucune attache Velcro ni poche ni plaquette mag pour les maintenir, flottait comme un pirate ivre d’holofilm, une arme dans chaque main, rebondissant d’un mur à l’autre. À contrecœur, il abandonna derrière lui l’un des deux pistolets tout en essayant de se guider d’une seule main. Le gantelet lui allait comme une mitaine extra-large sur la main d’un enfant. Sa foutue queue ballottait de tous les côtés, heurtait la bulle de son casque, et il en avait, littéralement, plein le cul.