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Les pèlerins du gritche étaient silencieux, comme s’ils retournaient encore dans leur tête le sombre et déroutant récit de Kassad. Le consul n’arrêtait pas de boire depuis la fin de la matinée, et il ressentait maintenant l’agréable sensation de déphasement – par rapport à la réalité, et aussi à la douleur du souvenir – qui lui permettait d’affronter chaque soirée et chaque longue nuit. Il demanda, de la voix ferme et posée qui est la marque du véritable alcoolique, à qui il incombait d’entreprendre le récit suivant.

— C’est mon tour, fit Martin Silenus.

Le poète, lui aussi, avait bien bu depuis le début de la matinée. Sa voix n’était pas moins assurée que celle du consul, mais la rougeur de ses pommettes osseuses et la lueur un peu hallucinée de son regard le trahissaient.

— Disons que c’est moi qui ai tiré le numéro 3, fit-il en brandissant son bout de papier. Si vous tenez toujours à entendre ma putain d’histoire…

Brawne Lamia souleva son verre de vin à hauteur de ses lèvres, fronça les sourcils et le reposa devant elle.

— Ne vaudrait-il pas mieux discuter d’abord de ce que les deux premiers récits nous ont appris, afin de voir comment notre… situation présente pourrait en être affectée ? demanda-t-elle.

— Pas encore, intervint Kassad. Les informations dont nous disposons ne sont pas suffisantes.

— Laissons parler H. Silenus, déclara Sol Weintraub. Nous discuterons ensuite de ce que nous aurons entendu.

— Je suis d’accord, approuva Lénar Hoyt.

Het Masteen et le consul hochèrent la tête.

— Très bien, fit Martin Silenus. Je vais vous raconter mon histoire. Laissez-moi seulement finir ce putain de vin.

Le récit du poète :

« Les Chants d’Hypérion. »

Au commencement était le Verbe. Puis arriva le traitement de texte, et leur foutu processeur de pensée. La mort de la littérature s’ensuivit. Ainsi va la vie.

Francis Bacon a déclaré un jour : « De la mauvaise et inadéquate formation des mots découle une délicieuse obstruction de l’esprit. » Nous avons tous eu nos moments de délicieuse obstruction, n’est-ce pas ? Et moi un peu plus que les autres. L’un des plus grands écrivains du XXe siècle, aujourd’hui oublié – l’écrivain, pas le siècle – a eu un jour ce bon mot : « J’adore le métier d’écrire. C’est l’encre et le papier que je ne peux pas voir. » Vous saisissez ? Eh bien, amigos et amiguette, j’adore le métier de poète. Ce sont ces putains de mots que je ne peux pas supporter.

Par où commencer ?

Par Hypérion, peut-être ?

(Fondu)

Près de deux siècles standard plus tôt.

Les cinq vaisseaux d’ensemencement du roi Billy le Triste spiralent comme des pissenlits dorés sur le fond lapis d’un ciel qui ne nous est que trop familier. Nous nous posons comme des conquistadors à la parade. Plus de deux mille créateurs des arts visuels, écrivains, sculpteurs, poètes, ARNistes, vidéo et holoréalisateurs, compositeurs et décompositeurs – j’en passe, et des meilleurs – entourés de cinq fois leur nombre d’administrateurs, techniciens, écologistes, superviseurs, chambellans et autres lèche-cul professionnels, sans mentionner la famille des culs royaux en chair et en os, entourée à son tour de dix fois son nombre d’androïdes prêts à retourner la terre, à pelleter le charbon dans les réacteurs, à édifier des cités, à coltiner un fardeau ou un autre… Vous voyez le tableau, quoi.

Nous avions posé le pied sur un monde déjà ensemencé par de pauvres bougres qui avaient régressé à l’état primitif deux siècles plus tôt, et qui survivaient au jour le jour, selon la loi du gourdin, comme ils pouvaient. Naturellement, les nobles descendants de ces vaillants pionniers nous prirent pour des dieux, surtout après que quelques représentants de nos forces de sécurité eurent scorifié deux ou trois des plus agressifs d’entre eux. Tout aussi naturellement, nous acceptâmes leur vénération comme un dû, et nous les fîmes travailler pour nous aux côtés de nos peaux-bleues, labourant le quarantième Sud et édifiant notre rutilante cité sur la colline.

Pour une rutilante cité, on peut dire que c’en était une. Les ruines que vous voyez aujourd’hui ne peuvent pas vous donner une idée de ce qu’était cette cité. Le désert, en trois siècles, s’est avancé, et les aqueducs venus de la montagne se sont écroulés. Il ne reste plus qu’un squelette. Mais à son heure de gloire, la Cité des Poètes était resplendissante : l’Athènes de Socrate avec le piment intellectuel de la Venise de la Renaissance, plus la ferveur artistique du Paris des impressionnistes, la vraie démocratie de la première décennie d’Orbit City, et l’avenir sans fin de Tau Ceti Central.

Vers la fin, bien sûr, il ne restait plus rien de toute cette splendeur. Il n’y avait plus que le claustrophobique hall à hydromel de Hrothgar, avec le monstre qui attendait dans les ténèbres de l’extérieur. Nous avions notre Grendel, pour sûr. Nous avions même notre Hrothgar, si l’on veut bien serrer un peu les paupières en regardant le profil pathétique et quelque peu voûté du roi Billy le Triste. Il ne nous manquait que les Geats, notre grand Beowulf aux larges épaules et à la petite cervelle, avec sa bande de joyeux psychopathes. C’est pourquoi, faute d’avoir un héros, nous nous sommes cantonnés dans les rôles de victimes, composant nos propres sonnets, répétant nos ballets et déroulant nos parchemins pendant que notre Grendel aux épines d’acier emplissait la nuit de terreur et moissonnait les fémurs et les cartilages.

C’est vers cette époque que, sous l’apparence d’un satyre dont la chair était le miroir de l’âme, je me trouvai plus près de finir mes Cantos, l’œuvre de toute ma vie, que je ne me suis jamais trouvé au cours de ces cinq siècles de poursuite opiniâtre.

(Fondu au noir)

Il me vient à l’esprit que l’histoire de Grendel est quelque peu prématurée. Les personnages ne sont pas encore en scène. Les scénarios dislinéaires et la prose non contiguë ont leurs défenseurs, dont je ne suis pas le moindre, mais au bout du compte, mes amis, c’est le personnage qui gagne ou perd l’immortalité sur le vélin. N’avez-vous jamais eu le secret sentiment que, quelque part, en cet instant même, Huckleberry Finn et son ami Jim font avancer leur radeau sur une rivière lointaine, et qu’ils sont beaucoup plus réels que le chausseur oublié qui nous a vendu une paire de souliers pas plus tard qu’hier ? N’importe comment, s’il faut que cette putain d’histoire soit racontée, il faut aussi que vous sachiez qui est dedans. Par conséquent – et croyez qu’il m’en coûte – je suis obligé de commencer par le commencement.

Au commencement était le Verbe. Et le Verbe était programmé en langage binaire. Et le Verbe dit : « Que la vie soit ! » C’est ainsi que, quelque part au plus profond des voûtes du TechnoCentre du domaine de ma mère, le sperme congelé de mon papa depuis longtemps décédé fut décongelé, mis en suspension, secoué comme les milk-shakes à la vanille d’antan, fourré dans un engin qui ressemblait pour moitié à un pistolet à eau et pour moitié à un godemiché, puis éjaculé – en appuyant sur une poire magique – dans ma maman, à l’époque où la lune était pleine et l’ovule à point.