Ou, plutôt, c’était le calcul de ma mère qui l’était pour moi. Elle liquida tous nos avoirs quelques semaines avant qu’ils ne fussent liquéfiés au sens physique du terme. Puis elle déposa deux cent cinquante mille marks sur un compte à long terme à la Banque de la Ceinture, avant le transfert précipité de son agence, et m’expédia en villégiature dans le Protectorat Atmosphérique de Rifkin, sur Heaven’s Gate, une planète mineure qui orbitait autour de l’étoile Véga. Même à cette époque reculée, ce monde toxique possédait une liaison distrans avec le système Solaire, mais je n’en fis pas usage. Je ne voyageai pas non plus à bord de l’unique vaisseau à effet de spin, équipé d’un propulseur Hawking, qui faisait escale sur Heaven’s Gate une fois par année standard. Non. Ma mère m’avait envoyé sur ce caillou du bout du monde à bord d’une vieille statofusée de la troisième génération, infraluminique, bourrée d’embryons de veaux congelés, de jus d’orange lyophilisé et de virus nourriciers, pour un voyage qui devait durer cent vingt-neuf années de vaisseau, avec un déficit de temps objectif qui s’élevait à cent soixante-sept années standard !
Ma mère avait calculé que les intérêts cumulés de son dépôt à long terme suffiraient à éponger la dette familiale, et peut-être à me faire vivre confortablement pendant quelque temps. Pour la première et la dernière fois de sa vie, cependant, elle avait fait une erreur dans ses calculs.
(Notes pour une esquisse d’Heaven’s Gate :)
Rues bourbeuses rayonnant à partir des docks de transformation de la station comme des stigmates sur le dos d’un lépreux. Nuages d’un brun soufré pendant en haillons d’un ciel de jute pourri. Un enchevêtrement informe de structures de bois à moitié rongées avant même d’avoir été entièrement achevées, et les fenêtres sans carreaux tournent leur regard aveugle vers les bouches béantes de leurs voisines. Indigènes se reproduisant comme… comme des humains, je suppose. Infirmes sans yeux, les poumons brûlés par l’atmosphère pourrie, escortant un chapelet d’enfants à la peau boursouflée, autour de cinq années standard, aux yeux chassieux et larmoyants à cause d’une atmosphère empoisonnée qui les tuera avant la quarantaine. Leur sourire est carié, leurs cheveux gras pullulent de poux et de tiques draculéennes à la panse gonflée de sang. Des parents sourient fièrement. Vingt millions de ces bouseux entassés dans des bidonvilles qui débordent d’une île plus petite que la pelouse de l’aile ouest de ma demeure familiale sur l’Ancienne Terre, luttant pour respirer le seul bloc d’atmosphère respirable sur une planète où inhaler ailleurs, c’est mourir, se pressant le plus près possible du centre d’un cercle de moins de cent kilomètres qui demeure le seul lieu de survie depuis que la Station de Production d’Atmosphère est tombée en panne.
Heaven’s Gate. Ma nouvelle patrie.
Ma mère n’avait pas envisagé la possibilité que tous les comptes de la Terre fussent gelés, puis absorbés par l’économie en pleine croissance du Retz. Elle ne s’était pas rappelé non plus que la raison pour laquelle les gens avaient attendu le propulseur Hawking avant d’aller voir comment était fait le bras spiralé de la Galaxie était que, dans le sommeil cryotechnique de longue durée, contrairement à ce qui se passe dans une fugue de quelques semaines ou de quelques mois, les risques d’accident cérébral irréversible s’élevaient à seize pour cent. J’ai eu, relativement, de la chance. Quand ils m’ont sorti de ma caisse, sur Heaven’s Gate, et quand ils m’ont mis à la construction des canaux d’acide à la périphérie, je n’avais subi qu’une seule attaque cérébrale. Physiquement, j’étais bon, au bout de quelques semaines de temps local, pour le travail au fond des puits de boue. Mentalement, il y avait beaucoup à désirer.
Tout le côté gauche de mon cerveau avait été isolé, comme on isole un secteur endommagé dans un vaisseau, à l’aide de portes étanches qui laissent le reste des compartiments atteints exposé au vide spatial. J’étais capable de penser normalement. Je retrouvai rapidement le contrôle du côté droit de mon corps. Seuls les centres du langage étaient endommagés au point de ne plus pouvoir être réparés simplement. Le merveilleux ordinateur organique enfoncé dans mon crâne avait vidé son contenu de mots comme un programme avarié. L’hémisphère droit n’était pas dépourvu de toute capacité de langage, mais seules les unités de communication les plus émotionnellement chargées pouvaient trouver place dans cet hémisphère affectif, et mon vocabulaire se trouvait réduit à neuf mots (ce qui, je devais l’apprendre plus tard, était assez exceptionnel, la majorité des victimes d’AVC n’en retenant que deux ou trois). Pour la petite histoire, voici quels étaient ces mots : chier, putain, foufoune, merde, baiser, enfoiré, cul, pipi et caca. Une analyse rapide mettra ici en évidence un certain facteur de redondance. J’avais à ma disposition six substantifs, deux verbes et un adjectif, plus un mot qui pouvait servir à la fois de substantif et de verbe, avec des sens différents. Il y avait donc en réalité trois verbes et sept substantifs. En outre, trois mots au moins pouvaient servir d’apostrophe. Mon nouvel univers linguistique était composé de trois monosyllabes, cinq bisyllabes et un trisyllabe. Parmi les bisyllabes, trois appartenaient au langage de la petite enfance, et deux consistaient en la répétition d’une même syllabe. Ma panoplie d’expressions offrait trois ou quatre possibilités d’exhortation à s’effacer et deux références directes à l’anatomie humaine. Six mots sur neuf correspondaient à deux fonctions d’élimination, et quatre à la fonction sexuelle.
L’un dans l’autre, c’était suffisant.
Je ne dirai pas que je me souviens des trois années passées au fond des puits de boue et des taudis d’Heaven’s Gate avec attendrissement, mais je dois reconnaître que ce furent pour moi des années édifiantes, probablement plus que les deux premières décennies de ma vie sur l’Ancienne Terre.
Je m’aperçus bientôt que, avec mon entourage immédiat – Raclure, le pelleteur, Onk, la terreur des bidonvilles, à qui je payais une taxe de protection, et Kiti, la pute décolorée avec qui je pieutais quand j’en avais les moyens – mon vocabulaire était bien utile.
— Putain merde ! m’écriais-je en gesticulant. Pipi caca foufoune !
— Je vois, faisait Raclure, exhibant son unique dent. Tu veux aller au magasin de la compagnie acheter du chewing-gum aux algues, hein ?
— Enfoiré ! lui répondais-je en souriant.
La vie d’un poète ne réside pas seulement dans la danse-langage achevée de l’expression, mais également dans la combinaison quasi infinie de la mémoire et de la perception avec une sensibilité particulière à ce qui est perçu et remémoré. Mes trois années en temps local sur Heaven’s Gate, représentant près de quinze cents jours standard, me permirent de voir, d’entendre, de sentir et de me rappeler, exactement comme si j’avais littéralement connu une seconde naissance. Quelle importance, si cette seconde naissance avait eu lieu en enfer ? L’expérience retravaillée est la quintessence de toute véritable poésie, et l’expérience brute était mon cadeau de baptême pour cette seconde vie qui s’ouvrait à moi.