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Je n’eus pas de problème pour m’adapter à un meilleur des mondes qui avait un siècle et demi d’avance sur celui d’où je venais. Malgré nos beaux discours sur l’expansion et l’esprit pionnier de ces cinq derniers siècles, nous savons tous à quel point notre univers humain est devenu statique et sclérosé. Nous sommes dans la confortable période d’obscurantisme de l’invention intellectuelle. Les institutions changent peu. Quand elles changent, c’est par une évolution graduelle plutôt que par une révolution. La recherche scientifique se traîne de côté, comme un crabe, au lieu de faire des bonds intuitifs en avant, comme par le passé. Les appareils changent encore moins. Les technologies de palier que nous connaissons tous seraient immédiatement identifiables – et utilisables – pour nos arrière-grands-parents. Pendant mon long sommeil, l’Hégémonie était devenue une entité formelle, et le Retz avait commencé à prendre sa forme finale. La Pangermie avait pris sa place démocratique au bas de la liste des despotes bienveillants de l’humanité, le TechnoCentre avait fait sécession du service des humains pour leur offrir son aide, un peu plus tard, en tant que partenaire et non plus comme esclave. Quant aux Extros, ils se cantonnaient dans l’ombre et dans leur rôle de Némésis.

Tout cela n’empêchait pas que la situation évolue, peu à peu, vers la masse critique, avant même que je ne me retrouve en état de congélation dans mon sarcophage de glace, entre des carcasses de porcs et des sorbets. Ces prolongements évidents d’anciennes applications exigeaient peu d’efforts de compréhension. En outre, l’histoire, vue de l’intérieur, est toujours une sombre bouillie digestive bien différente du ruminant trop aisément reconnaissable que les historiens voient de loin.

Ma vie était faite uniquement d’Heaven’s Gate et des exigences de la survie au jour le jour sur ce monde. Le ciel y avait la couleur éternelle d’un coucher de soleil marron jaune suspendu comme un plafond qui s’écroule à quelques mètres au-dessus de ma baraque. Celle-ci m’offrait un confort inattendu, sous la forme d’une table à manger, d’une paillasse à dormir et à baiser, d’un trou à pisser et à chier, et d’une fenêtre à contemplation silencieuse. Mon environnement était le reflet de mon vocabulaire.

La prison a toujours été un endroit stimulant pour les écrivains, en ce qu’elle tue le double démon de la mobilité et de la diversion. Heaven’s Gate ne faisait nullement exception à la règle. Le Protectorat Atmosphérique s’était approprié mon corps, mais mon esprit – ou ce qu’il en restait – m’appartenait encore.

Sur l’Ancienne Terre, je composais mes poèmes sur un processeur de pensée persoc Sadu-Dekenar, affalé dans un fauteuil rembourré à dossier inclinable, ou bien flottant dans ma barge EM au-dessus des sombres lagunes, ou encore en me promenant à pied, absorbé dans mes pensées, dans des berceaux de verdure odoriférants. Les produits exécrables, indisciplinés, mous du poignet et flatulents de ces rêveries créatrices ont déjà été décrits. Mais sur Heaven’s Gate, j’avais découvert les vertus stimulantes pour l’esprit du travail physique, et je devrais dire plutôt du travail physique brise-membres, éclate-poumons, tord-entrailles, déchire-ligaments et rompt-les-couilles. Mais tant que le labeur est pesant et répétitif, découvris-je, l’esprit n’est pas seulement libre de vagabonder vers des climats plus cléments, il s’envole littéralement vers les cimes.

Sur Heaven’s Gate, tout en raclant la merde des canaux à boue dans la lumière rouge de Véga Primo, tout en rampant sur les mains et sur les genoux parmi les stalactites et les stalagmites des bactéries de recyclage qui tapissaient les conduites labyrinthiennes de la station, je devins poète.

Tout ce qu’il me manquait, c’était les mots.

L’auteur le plus honoré du XXe siècle, William Gass, a déclaré un jour à l’occasion d’une interview : « Les mots sont les objets suprêmes. Ce sont des choses dotées d’esprit. »

Et c’est vrai. Ils sont aussi purs et transcendants que n’importe quelle idée qui projeta jamais son ombre dans la caverne platonicienne de nos perceptions. Mais ce sont aussi des traquenards de tromperies et de perceptions erronées. Les mots déforment notre pensée en l’orientant dans des chemins infinis d’auto-illusion, et le fait que nous passions la plus grande partie de notre vie mentale dans des châteaux de l’esprit construits avec des mots signifie que nous manquons de l’objectivité nécessaire pour nous apercevoir de ces terribles distorsions de la réalité que nous apporte le langage. Exemple : l’idéogramme chinois désignant l’honnêteté est un symbole en deux parties représentant un homme qui se tient littéralement à côté du mot. Jusqu’ici, c’est très bien. Mais que signifie le mot « intégrité » dans les langues latines disparues, ou bien « patrie », ou « progrès », ou « démocratie », ou « beauté » ? Même dans nos auto-tromperies, nous devenons des dieux.

Un philosophe mathématicien du nom de Bertrand Russell, qui vécut et mourut dans le même siècle que Gass, a écrit : « Le langage sert non seulement à exprimer la pensée, mais à rendre possibles des pensées qui ne pourraient exister sans lui. » C’est là que se trouve l’essence du génie créatif de l’humanité, et non dans les grands édifices de la civilisation ni dans les armes flash-bang qui peuvent y mettre fin. C’est dans les mots qui fertilisent les nouveaux concepts comme le spermatozoïde attaquant un ovule. On pourrait rétorquer que les enfants siamois du mot/idée sont la seule contribution que l’espèce humaine puisse, veuille ou doive apporter à la complexité du cosmos. (Oui, notre ADN est unique, mais celui d’une salamandre ne l’est pas moins. Oui, nous construisons des artefacts, mais c’est aussi le propre de nombreuses espèces allant du castor à la fourmi architecte dont les tours crénelées sont visibles en ce moment par bâbord avant. Oui, nous tissons des objets réels à partir du fil de l’étoffe dont sont faits les rêves mathématiques, mais l’univers est câblé d’arithmétique. Tracez un cercle, et π surgit. Entrez dans un nouveau système solaire, et les formules de Tycho Brahe vous attendent, tapies sous la cape de velours noir de l’espace-temps. Mais où donc l’univers a-t-il caché un mot dans ses couches extérieures de biologie, de géométrie ou de roc insensé ?) Même les traces de vie intelligente que nous avons découvertes – les ballons de Jupi II, les Constructeurs de Labyrinthes, les empathes seneshiens d’Hébron, les Bâtonniers de Durulis, les architectes des Tombeaux du Temps ou le gritche lui-même – nous ont laissé des mystères à étudier, ainsi que d’obscurs artefacts, mais pas de langage. Pas le moindre mot.

Le poète John Keats écrivit un jour à son ami Bailey : « Je ne suis certain de rien d’autre que du caractère sacré de l’affection du Cœur et de la vérité de l’Imagination – ce que l’imagination capture en tant que Beauté ne peut être que vérité – qu’elle ait existé au préalable ou non. »

Le poète chinois George Wu, qui mourut au cours du dernier conflit sino-japonais, environ trois siècles avant l’hégire, comprenait parfaitement ce problème lorsqu’il dictait à son persoc : « Les poètes sont les sages-femmes démentes de la réalité. Ils ne voient pas ce qui est, ni ce qui peut être, mais ce qui doit devenir. » Et, plus tard, dans sa dernière disquette adressée à son amante, une semaine avant sa mort, il dit encore : « Les mots sont les seules munitions dans la cartouchière de la vérité. Et les poètes sont les francs-tireurs qui s’en servent. »