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Mon recueil sortit cinq semaines plus tard. Huit jours après, Helenda et son directeur divorcèrent, et elle m’épousa. C’était son septième mariage et mon premier. Nous passâmes notre lune de miel dans le Confluent. À notre retour, un mois plus tard, le livre s’était vendu à plus d’un milliard d’exemplaires. C’était le premier recueil de poèmes figurant sur la liste des best-sellers depuis quatre siècles. Et j’étais plusieurs fois milliardaire.

Tyrena Wingreen-Feif fut ma première éditrice chez Transverse. C’est elle qui eut l’idée d’intituler le recueil : La Terre qui meurt. Une recherche de copyright fit apparaître que le titre avait déjà été utilisé pour un roman cinq cents ans plus tôt, mais il était maintenant dans le domaine public et épuisé. C’est elle aussi qui sélectionna pour la publication les seuls passages des Cantos où j’évoquais les derniers souvenirs nostalgiques de l’Ancienne Terre agonisante. Elle eut également l’idée de retirer les passages qui risquaient de rebuter le lecteur : les développements philosophiques, les descriptions de ma mère, les hommages aux poètes du passé, les pages où je m’étais amusé à faire de la métrique expérimentale, les méditations personnelles – tout, en fait, à l’exception des derniers jours idylliques qui, vidés de toute substance lourde, devenaient bassement sentimentaux, voire insipides. Quatre mois après sa première publication, La Terre qui meurt s’était vendu à deux milliards et demi d’exemplaires transcops, et une version abrégée et numérisée était disponible sur l’infosphère Voit-Tout. Il y avait une option pour les holos, et Tyrena estimait que l’opération avait été parfaitement synchronisée. Le choc traumatique original de la mort de l’Ancienne Terre s’était traduit par cent ans de refus pur et simple, comme si la Terre n’avait jamais existé ou presque, suivis d’une période d’intérêt renaissant, qui avait culminé dans le foisonnement des sectes nostalgiques de l’Ancienne Terre, que l’on pouvait trouver aujourd’hui sur tous les mondes du Retz. La sortie d’un livre – même en vers – qui traitait de la période finale était tombée juste à temps.

Pour moi, les premiers mois de cette nouvelle existence de célébrité médiatique de l’Hégémonie représentèrent une désorientation beaucoup plus grande que mon premier passage d’enfant gâté de l’Ancienne Terre à l’état de bétail humain sur Heaven’s Gate. Pendant cette période, je signai mon livre et des transcops sur plus de cent planètes différentes. Je fis une apparition dans le show de Marmon Hamlit, je fus reçu par le Président Senister Peret, par le tribun de la Pangermie Drury Fein et par une vingtaine de sénateurs. Je pris la parole devant la Société Interplanétaire des Femmes de Lettres et devant l’Association des Écrivains de Lusus. Je fus nommé docteur honoris causa de l’université de la Terre Nouvelle et de Cambridge II. Je fus fêté, interviewé, médiatisé, critiqué (favorablement), biographié (illicitement), vedettisé, feuilletonisé et grugé. Je ne m’ennuyais pas.

(Notes pour une esquisse de la vie dans l’Hégémonie :)

Ma demeure comprend trente-huit pièces sur trente-six planètes. Pas de portes. Les entrées voûtées sont des accès distrans. Quelques-unes sont protégées des regards par des tentures, mais la plupart sont ouvertes à la vue et aux visites. Chaque chambre possède plusieurs fenêtres et au moins deux murs avec des accès. De la grande salle à manger du Vecteur Renaissance, j’aperçois le ciel de bronze et les tours vert-de-gris de la forteresse Enable, dans la vallée située en contrebas de mon pic volcanique. En tournant la tête, je vois, à travers l’ouverture distrans, par-delà l’étendue du grand tapis blanc du hall de réception, l’océan Edgar Allen dont les vagues se brisent au pied des tours du cap Prospero, sur Nevermore. Ma bibliothèque a vue sur les glaciers et les cieux verts de Nordholm, et il me suffit de faire dix pas pour descendre, par un étroit escalier, dans ma tour de travail, où une grande salle circulaire et confortable s’ouvre sur trois cent soixante degrés, par des parois de verre polarisé, au somptueux spectacle des plus hauts sommets du Kushpat Karakoram, une chaîne de montagnes de deux mille kilomètres de long qui s’étend de la colonie la plus proche jusqu’aux confins orientaux de la république de Jamnu, sur Deneb Drei.

L’énorme chambre à dormir que je partage avec Helenda se balance doucement dans les branches d’un arbre-monde de trois cents mètres, sur la planète des Templiers de Bosquet de Dieu. Elle est reliée à un solarium isolé au milieu des salines arides d’Hébron. Mais toutes nos ouvertures ne donnent pas sur des déserts. La salle des médias s’ouvre sur une aire de glisseurs au cent trente-huitième étage d’une tour cambrée de Tau Ceti Central, et notre patio est au milieu d’une terrasse qui domine le marché du vieux quartier animé de La Nouvelle-Jérusalem. L’architecte, disciple du légendaire Millon DeHavre, a incorporé plusieurs gags dans la conception de cette demeure. Les marches d’escalier qui descendent dans la tour, par exemple. Mais il y a aussi la sortie du nid d’aigle qui mène à la salle d’entraînement du plus bas niveau de la plus profonde ruche de Lusus, ou peut-être encore la salle de bain des invités, qui comprend des toilettes, un bidet, un lavabo et une douche à bord d’un radeau sans murs flottant sur l’océan planétaire de Mare Infinitus.

Au début, les changement de gravité au passage d’une pièce à l’autre me dérangeaient un peu, mais je n’ai pas mis trop longtemps à m’adapter, en me durcissant intérieurement pour encaisser la poussée de Lusus, d’Hébron ou de Sol Draconi Septem tandis que mon organisme s’habituait inconsciemment à évoluer, léger, sous la gravité inférieure à 1 de la plupart des autres pièces.

Durant les dix mois standard que nous passons ensemble, Helenda et moi, nous restons très peu à la maison. Nous préférons aller, avec nos amis, dans les arcologies de loisirs et de villégiature ou dans les boîtes de nuit du Retz. Nos « amis » font partie de l’ex-faune distrans, qui se fait maintenant appeler le « troupeau caribou », du nom d’un mammifère migrateur disparu de l’Ancienne Terre. Ce troupeau comprend des écrivains, des artistes visuels en renom, des intellectuels du Confluent, des représentants médiatiques de la Pangermie, quelques ARNistes radicaux, des esthéticiens génétiques, des aristocrates retziens, de riches distranslatés, des adeptes du flashback, des réalisateurs de théâtre et de holos, divers acteurs et artistes de scène, un certain nombre de maffiosi rangés, le tout additionné d’une liste tournante de célébrités récentes… parmi lesquelles, bien sûr, je figurais en bonne place.

Tout ce monde boit, utilise des stims et des auto-implants, se câble, s’offre les meilleures drogues sur le marché. La plus en vogue est le flashback. Pour apprécier pleinement ce vice réservé à la haute société, il faut avoir toute la gamme des implants les plus coûteux. Helenda a veillé à ce que je ne manque de rien : biomoniteurs, extenseurs sensoriels, persoc interne, dérivation neurale, props, processeurs du métacortex, puces sanguines, vers plats ARN… Ma propre mère n’aurait pas reconnu mon ventre.

À deux reprises, j’essaie le flashback. La première expérience est une vraie glissade. Je cible la réception de mon neuvième anniversaire et je fais mouche à la première salve. Tout y est. Le chœur des domestiques aux aurores sur la pelouse nord, don Balthazar annulant la classe à contrecœur pour que je puisse passer la journée avec Amalfi dans mon VEM et sillonner les dunes grises du bassin de l’Amazone dans un joyeux abandon, la procession des flambeaux, le soir, tandis que les représentants des autres Anciennes Familles continuent d’arriver, leurs présents somptueux enveloppés dans du papier qui brille sous les rayons de la Lune et des Dix Mille Lumières. Je sors de ces neuf heures de flashback le sourire aux lèvres.