Mais le second voyage me tue presque.
J’ai quatre ans et je suis en train de pleurer, à la recherche de ma mère à travers le labyrinthe sans fin des pièces qui sentent la poussière et les vieux meubles. Des domestiques androïdes cherchent à me consoler, mais j’écarte leurs mains et je cours dans des couloirs tachés d’ombres et de souillures de générations trop nombreuses. Enfreignant la première règle qui m’ait été enseignée, j’ouvre toute grande la porte de sa chambre de couture, le saint des saints où elle se retire pendant trois heures chaque après-midi et d’où elle ressort avec son sourire si doux, l’ourlet de sa robe pâle bruissant sur le tapis comme l’écho du soupir d’un fantôme.
Ma mère est assise dans l’ombre. J’ai quatre ans et je pleure parce que je me suis fait mal au doigt. Je cours jusqu’à elle et je me jette dans ses bras.
Elle n’a pas de réaction. L’un de ses bras graciles repose sur le dossier du fauteuil. L’autre est inerte sur le coussin.
J’ai un mouvement de recul, choqué par sa froide placidité. J’écarte les lourdes tentures sans quitter ses genoux.
Les yeux de ma mère sont vides, révulsés dans leurs orbites. Ses lèvres sont entrouvertes. Un filet de bave coule au coin de ses lèvres et brille sur son menton parfait. Parmi les fils d’or de sa chevelure, coiffée dans le style des grandes dames du temps jadis qu’elle adore, je vois briller l’éclat d’acier des filaments stims et celui, plus terne, de la prise crânienne où elle les a branchés. La peau à nu, autour de la prise, a la blancheur de l’os. Sur la table, près de sa main gauche, est posée la seringue vide du flashback.
Les domestiques arrivent et m’éloignent. Ma mère n’a pas eu un seul battement de paupières. On m’entraîne, hurlant.
Je me réveille en criant.
C’est peut-être mon refus de toucher de nouveau au flashback qui a précipité le départ d’Helenda. Mais j’en doute. Je n’étais pour elle qu’un jouet, un primitif qui l’avait momentanément amusée par son innocence face à un mode de vie qu’elle considérait comme acquis depuis des décennies. Quoi qu’il en soit, mon refus nous sépara concrètement durant toutes les heures et toutes les journées qu’elle passait plongée dans le flashback. Il s’agissait de temps réel, et il arrive que les adeptes de cette drogue, lorsqu’ils meurent, totalisent plus de jours de flashback que de conscience réelle.
Au début, je me distrayais avec les implants et toute la technologie qui m’avait été refusée jusque-là en tant que membre d’une Ancienne Famille de la Terre. L’infosphère, cette année-là, fut pour moi un régal. J’invoquais sans cesse des informations de toutes sortes, pris par une frénésie d’interface totale avec le réseau. J’étais aussi accroché aux données brutes que le troupeau caribou à ses stims et à ses drogues. J’imaginais don Balthazar en train de faire plusieurs tours dans sa tombe en me voyant abandonner la mémorisation à long terme au profit de l’éphémère satisfaction d’une omniscience obtenue par implant interposé. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris ce que j’avais perdu : L’Odyssée de Fitzgerald, la Marche finale de Wu et une douzaine d’autres œuvres épiques qui avaient survécu à mon accident cérébral étaient maintenant pareilles à des fragments de nuages effilochés par un grand vent. Ce n’est que beaucoup plus tard que, libéré des implants, je les rappris laborieusement.
Pour la première et unique fois de ma vie, je m’intéressai à la politique. Jour et nuit, j’assistais aux débats du Sénat ou de la Pangermie par câble distrans. Quelqu’un, un jour, a estimé qu’il se traite quotidiennement une centaine d’actes de législation dans la Pangermie. Durant les longs mois où je demeurai confiné dans mon sensorium, je n’en manquai aucun. Ma voix et mon nom étaient célèbres sur tous les plateaux de débats. Aucun projet de loi n’était trop modeste, aucune question trop insignifiante ou trop complexe pour que je m’en mêle. Le simple fait de donner mon avis sur tout à chaque instant me communiquait le sentiment factice d’avoir accompli quelque chose. Mais je finis par abandonner mon obsession politique lorsque je m’aperçus que les affaires de la Pangermie me forçaient ou bien à passer ma vie entre quatre murs ou bien à me transformer en zombie ambulant. Quelqu’un qui reste sans interruption connecté à ses implants offre un piètre spectacle à son entourage, et je n’avais pas besoin des sarcasmes d’Helenda pour me rendre compte que, si je continuais dans cette voie, je deviendrais un légume pangermique comme des millions d’autres dans tout le Retz. Je renonçai donc à la politique. Mais je m’étais déjà trouvé une nouvelle passion : la religion.
J’adhérai à des cultes. J’aidai même à créer de nouvelles foutues religions. L’Église zen gnostique connaissait alors un essor fantastique, et je devins un de ses piliers. On me vit souvent sur les plateaux de la TVHD, recherchant mes « centres de pouvoir » avec le zèle d’un musulman préhégirien en pèlerinage à La Mecque. Sans compter que j’adorais me distransporter. J’avais gagné près de cent millions de marks avec La Terre qui meurt, et Helenda avait sagement placé l’argent, mais une maison distrans comme la mienne devait coûter au bas mot cinquante mille marks juste pour passer d’une de mes trente-six pièces à l’autre. Et je ne me limitais pas à ces pièces. Transverse m’avait procuré une plaque universelle en or, dont je faisais un usage abondant aux quatre coins du Retz. Je séjournais des semaines entières dans les endroits les plus luxueux, et je louais des VEM pour explorer les lieux les plus reculés des planètes les plus lointaines à la recherche de mes centres de pouvoir.
Je ne trouvai, à vrai dire, pas grand-chose. Je renonçai au gnosticisme zen à peu près à l’époque où Helenda demanda le divorce. J’étais alors submergé de factures, et je dus réaliser la plupart des placements à long terme qui me restaient après qu’Helenda eut prélevé sa part. (Je n’étais pas seulement naïf et amoureux lorsqu’elle avait fait établir notre contrat de mariage par ses avocats, j’étais totalement stupide.)
Finalement, même en faisant des économies sur le distrans et en me séparant de mes domestiques androïdes, j’étais au bord du désastre financier.
J’allai trouver Tyrena Wingreen-Feif.
— Personne n’a envie de lire de la poésie, me dit-elle en feuilletant les quelques pages de nouveaux Cantos que j’avais écrites depuis un an et demi.
— Comment ça ? protestai-je. La Terre qui meurt, c’était bien de la poésie, non ?
— C’était un coup de veine, qui ne s’explique que par le fait que l’inconscient collectif était prêt à le recevoir.
Elle avait de longs ongles verts, recourbés à la nouvelle mode des mandarins. Ils s’agrippaient à mon manuscrit comme les griffes d’un insecte bourré de chlorophylle.
— Qui vous dit que l’inconscient collectif n’est pas prêt à recevoir celui-ci ? demandai-je avec un début d’agacement.
Elle se mit à rire. Ce n’était pas un bruit très agréable à entendre.