— Martin, Martin ! fit-elle. C’est de la poésie que vous m’apportez là. Vous écrivez sur Heaven’s Gate et sur le troupeau caribou, mais ce qui transparaît, en réalité, c’est la solitude, le dépaysement, l’angoisse et un regard cynique sur l’humanité.
— Et alors ?
— Personne n’a envie de payer pour connaître les angoisses des autres, fit Tyrena en riant.
Tournant le dos à son bureau, je m’éloignai jusqu’à l’extrémité opposée de la pièce, qui occupait tout le quatre cent trente-cinquième étage de la spire Transverse, dans le quartier Babel de TC2. Il n’y avait pas la moindre fenêtre dans cette salle circulaire ouverte du sol au plafond et protégée par un champ de confinement à énergie solaire exempt de tout miroitement. On avait l’impression de se trouver entre deux plateaux gris suspendus entre ciel et terre. Je contemplai les nuages écarlates qui passaient entre les plateaux inférieurs, à cinq cents mètres au-dessous de nous, et je me fis un certain nombre de réflexions sur l’hubris en général. Le bureau de Tyrena n’avait ni porte, ni escalier, ni ascenseur, ni champ élévateur, ni trappe, ni liaison d’aucune sorte avec les autres étages. On n’y entrait que par le distrans à cinq facettes miroitantes qui flottait au milieu des airs comme une holosculpture abstraite. En même temps qu’à l’hubris, je me pris à songer aux incendies et aux pannes de courant.
— Vous voulez dire que vous ne voulez pas le publier ? demandai-je en me retournant.
— Pas du tout, fit mon éditrice en riant. Vous avez fait gagner des milliards de marks à Transverse, Martin. Nous le publierons donc. Simplement, ça ne se vendra pas.
— Vous vous trompez ! hurlai-je. Tout le monde n’apprécie pas la poésie de qualité, mais il y a encore assez de gens qui aiment ça pour assurer le succès de ce livre.
Elle ne riait plus, mais le sourire de ses lèvres vertes lui tordit la bouche.
— Martin, Martin ! Depuis Gutenberg, le pourcentage de la population qui lit encore des livres n’a cessé de diminuer. Au XXe siècle, moins de deux pour cent des habitants des pays dits démocratiques et industrialisés lisaient plus d’un livre par an. Et c’était avant l’avènement des machines intelligentes, de l’infosphère et des environnements conviviaux. Après l’hégire, quatre-vingt-dix-huit pour cent de la population totale de l’Hégémonie n’avaient plus aucune raison de lire quoi que ce soit. L’habitude d’apprendre s’est donc perdue. Aujourd’hui, c’est encore pis. Le Retz représente un peu plus de cent milliards d’êtres humains, parmi lesquels un pour cent à peine prend la peine de transcopier des matériaux imprimés, et encore moins de lire des livres.
— La Terre qui meurt a fait près de trois milliards d’exemplaires, lui rappelai-je.
— Mmmm. Le syndrome du Voyage du Pèlerin.
— Le syndrome de quoi ?
— Le Voyage du Pèlerin. Dans la colonie du Massachusetts, sur l’Ancienne Terre, au… XVIIe siècle, je crois, ce livre figurait en bonne place dans chaque maison. Mais cela ne veut pas dire que les gens étaient obligés de le lire. Ce fut la même chose avec le Mein Kampf d’Hitler ou les Visions dans la pupille d’un enfant décapité.
— Qui était Hitler ? demandai-je.
Tyrena eut un petit sourire.
— Un politicien de l’Ancienne Terre qui a écrit quelques livres. Mein Kampf est toujours réédité. Transverse renouvelle ses droits exclusifs tous les cent trente-huit ans.
— Écoutez, lui dis-je. Je vais prendre quelques semaines pour fignoler mes Cantos et y mettre le meilleur de moi-même.
— Comme vous voudrez.
— Je suppose que vous avez l’intention d’y pratiquer des coupures comme la dernière fois ?
— Pas du tout. Il n’y a pas de noyau nostalgique, cette fois-ci. Vous pouvez écrire tout ce que vous voudrez.
Je battis des paupières.
— Vous voulez dire que je peux conserver les vers libres ?
— Naturellement.
— Et les passages philosophiques ?
— Ne vous gênez pas.
— Les recherches d’écriture expérimentale ?
— Bien sûr.
— Vous l’imprimerez tel qu’il est ?
— Absolument.
— Et vous dites qu’il n’y a aucune chance pour que cela se vende ?
— Pas la plus petite chance.
Les quelques semaines de « fignolage » durèrent dix mois et tournèrent à l’obsession acharnée. Je condamnai la plupart des pièces de la maison pour ne garder que la tour de Deneb Drei, la salle d’entraînement de Lusus, la cuisine et la salle de bain flottante de Mare Infinitus. Je travaillais chaque jour dix heures d’affilée, suivies d’exercices physiques intenses puis d’un repas et d’un somme. Après quoi je retournais à ma table de travail pour une nouvelle période de huit heures. C’était le même rythme que cinq ans plus tôt, lorsque je récupérais de mon attaque cérébrale et qu’il me fallait parfois une heure ou un jour pour trouver un mot ou pour laisser un concept prendre racine dans le sol ferme du langage. Le processus était encore plus lent cette fois-ci. La recherche du mot précis, du rythme parfait, de l’image enjouée ou de l’analogie capable de transposer la plus subtile des émotions me laissait pantelant, en proie aux affres les plus pénibles de la création.
Au bout de dix mois standard, je mis un terme à ce labeur d’enfer, sacrifiant à l’aphorisme selon lequel on ne finit pas un livre ou un poème, on l’abandonne purement et simplement.
— Qu’en pensez-vous ? demandai-je à Tyrena tandis qu’elle parcourait mon manuscrit.
Ses yeux étaient des disques opaques de couleur bronze, à la mode cette semaine-là, mais cela ne m’empêcha pas de voir ses larmes. Elle en essuya furtivement une en murmurant :
— C’est merveilleux.
— J’ai essayé de retrouver une partie de l’esprit de certains Anciens, lui dis-je, soudain modeste.
— Vous avez brillamment réussi.
— L’interlude d’Heaven’s Gate demanderait à être affiné.
— Il est parfait ainsi.
— J’ai voulu y traiter le thème de la solitude.
— Vous avez tout dit sur la solitude.
— Vous pensez qu’il n’y a rien à reprendre ?
— C’est la perfection même. Un chef-d’œuvre.
— Et cela se vendra ?
— Pas la moindre foutue chance.
Soixante-dix millions de transcops des Cantos étaient initialement prévues. Transverse fit passer des annonces dans toute l’infosphère, acheta des plages publicitaires sur le réseau TVHD, programma des encarts logiciels, réussit à obtenir des commentaires des auteurs les plus en vogue pour les pages de couverture, s’assura qu’il y aurait un article dans la section littéraire du New New York Times et dans le Magazine de TC2, dépensa, en bref, une fortune dans sa campagne de lancement. Vingt-trois mille transcops des Cantos se vendirent la première année de publication. À raison de dix pour cent du prix de couverture représentant douze KM, je couvris treize mille huit cents des deux millions de KM que m’avait accordés Transverse à titre d’avance. La deuxième année, les ventes atteignirent six cent trente-huit exemplaires transcops. L’infosphère n’acheta pas les droits, les holos ne demandèrent pas d’option et il n’y eut pas de tournée de promotion.
Ce que les Cantos n’avaient pas réalisé dans les ventes, ils le récupérèrent dans la quantité impressionnante de critiques défavorables dont ils furent l’objet. « Archaïque… indéchiffrable… sans prise d’aucune sorte sur nos préoccupations quotidiennes », écrivait la Chronique littéraire du Times. « H. Silenus nous livre ici la quintessence de l’art de la non-communication », estimait le Magazine de TC2 sous la plume d’Urban Kapry, « en s’adonnant à une orgie d’hermétisme prétentieux. » Mais le coup de grâce m’était porté par Marmon Hamlit, de l’infosphère Voit-Tout, qui s’écriait :