« La pseudo-poésie du pseudo-poète Jenneséki, je ne peux pas vous en parler, je n’ai pas pu la lire, et je n’ai pas essayé ! »
Tyrena Wingreen-Feif ne parut pas s’émouvoir pour autant. Deux semaines après les premières critiques et les premiers retours d’exemplaires transcops, un jour après la fin de ma super-cuite de treize jours, je me distransportai dans son bureau et me laissai choir dans le fauteuil de mousse lovée tapi au centre du plateau comme une panthère de velours noir. L’une des légendaires tempêtes de Tau Ceti Central était en train de se déchaîner au-dehors, et des éclairs jupitériens déchiraient l’air strié de traînées sanguines à la limite du champ de confinement invisible.
— Ne vous frappez pas, me dit Tyrena, dont la coiffure, à la mode de cette semaine-là, projetait des piques noires à cinquante centimètres au-dessus de son front, et dont le corps était couvert d’un champ opacifiant générateur de courants de couleurs changeantes qui tantôt cachaient et tantôt dévoilaient sa nudité sous-jacente. Le premier tirage ne s’est élevé qu’à soixante mille transcops. La perte n’est pas terrible.
— Mais vous parliez de soixante-dix millions !
— Je sais. Nous avons changé d’avis après avoir donné votre manuscrit à lire à l’IA de la maison.
Je m’enfonçai un peu plus dans la mousse lovée.
— Même l’IA a détesté mon livre ?
— Bien au contraire, elle a adoré. C’est là que nous avons acquis la certitude que le public ne marcherait pas.
— Et le TechnoCentre ? demandai-je. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de leur vendre quelques exemplaires ?
— C’est déjà fait, répliqua Tyrena. Il y en a eu un de vendu. Les millions d’IA qui sont là-bas l’ont probablement lu en temps réel partagé dans la minute même où il est sorti du mégatrans. Vous savez, la notion de copyright interstellaire, ça ne tient pas la route, quand on a affaire à du silicone.
— D’accord, fis-je en m’affaissant de nouveau. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
Au-dehors, des éclairs de la taille des autoroutes de l’Ancienne Terre dansaient entre les spires de la compagnie et les autres immeubles dans les nuages.
Tyrena se leva de son siège et s’avança jusqu’à la limite de la moquette circulaire dont le centre était occupé par sa table de travail. Ses champs corporels miroitaient comme une nappe de pétrole ionisé sur la mer.
— Maintenant, dit-elle, c’est à vous de décider si vous voulez être un écrivain ou le plus grand paumé du Retz.
— Hein ?
— Vous m’avez très bien comprise, fit Tyrena.
Elle se tourna vers moi en souriant. Ses dents avaient été taillées en pointes dorées.
— Notre contrat stipule que nous pouvons récupérer les avances qui vous ont été versées par tout moyen à notre convenance, reprit-elle. Par exemple, par la saisie de tous vos avoirs à l’Interbanque, par la confiscation des pièces d’or que vous avez cachées sur Homefree ou par la vente de votre fastueuse maison distrans. Vous serez alors bon pour aller grossir les rangs des artistes dilettantes, des marginaux et de tous les cas psychiatriques dont le roi Billy le Triste s’entoure sur je ne sais plus quelle planète reculée où il a ses pénates.
Je la regardai en ouvrant de grands yeux.
— L’autre solution, reprit-elle avec son sourire de cannibale, consiste à oublier ce petit contretemps et à vous mettre au travail sur votre prochain livre.
Le prochain livre en question sortit cinq mois standard plus tard. La Terre qui meurt II reprenait là où La Terre qui meurt s’arrêtait, en prose banale cette fois-ci. La longueur des phrases et le contenu des chapitres étaient soigneusement établis en fonction des réponses neurobiologiquement recueillies auprès d’un échantillon représentatif de six cent trente-huit lecteurs de transcops. Le livre était présenté sous la forme d’un roman assez court pour ne pas effaroucher le lecteur potentiel aux présentoirs des caisses de l’hypermarché Trucbouf. La couverture était un holo interactif de vingt secondes où l’inconnu bronzé et athlétique – mon personnage d’Amalfi Schwartz, je suppose, bien qu’Amalfi soit frêle et pâle et porte des lentilles correctrices – déchire le corsage de la grande blonde qui se débat jusqu’au ras des tétons avant qu’elle se tourne vers nous pour hurler au secours avec les lèvres pulpeuses de la star du porno Leeda Swann.
La Terre qui meurt II se vendit à dix-neuf millions d’exemplaires.
— Pas trop mal, commenta Tyrena. Il faut quand même du temps pour se constituer un public.
— Mais le premier a fait trois milliards d’exemplaires, protestai-je.
— Le Voyage du Pèlerin. Mein Kampf. Une fois par siècle. Peut-être moins.
— Mais trois milliards…
— Écoutez, me dit Tyrena. Sur l’Ancienne Terre, au XXe siècle, une chaîne de restauration rapide a fait fortune rien qu’en vendant à ses clients de la vache morte frite dans de la graisse, assaisonnée de produits cancérigènes et emballée dans de la mousse à base d’hydrocarbures. Neuf cents milliards d’exemplaires ont été ainsi écoulés. Allez comprendre…
La Terre qui meurt III mettait en scène la jeune esclave en fuite Winona, qui finit par devenir propriétaire de la plantation de fibroplastes de son maître (et tant pis si les fibroplastes n’ont jamais poussé sur l’Ancienne Terre). Il y a aussi Arturo Redgrave, l’audacieux briseur de blocus (quel blocus ?) et Innocence Sperry, la télépathe âgée de neuf ans, qui se meurt d’un vague mal de Nell. Innocence durera tout de même jusqu’à La Terre qui meurt IX. Le jour où Transverse m’a autorisé à achever cette foutue petite conne, j’ai arrosé ça avec une cuite de six jours sur vingt-six mondes. Je me suis réveillé dans un boyau-poumon d’Heaven’s Gate, couvert de vomi et de mousse verte de respirateur, avec le plus grand mal de tête de tout le Retz et la certitude qu’il faudrait que je me mette bientôt au travail sur le volume X des Chroniques de la Terre qui meurt.
Ce n’est pas difficile d’écrire à l’abattage. Entre La Terre qui meurt II et La Terre qui meurt IX, six années standard s’étaient écoulées assez paisiblement. Les recherches à faire étaient minces, les intrigues étaient issues d’un livre de recettes, les personnages étaient en carton, la prose sommaire et les loisirs abondants. J’en profitai pour voyager, me marier encore deux fois, chacune de mes épouses me quittant en bons termes mais avec une portion non négligeable des droits de La Terre qui meurt en cours. Je me lançai dans l’étude sérieuse des religions et des effets de l’ivresse, trouvant plus de consolation durable dans la dernière que dans les premières.
Je gardai néanmoins ma demeure, à laquelle j’ajoutai même six pièces sur cinq mondes différents. Je la remplis d’objets d’art. Je donnai des réceptions. J’avais des écrivains parmi mes relations, mais nous avions tendance, la plupart du temps, à nous méfier les uns des autres et à nous tirer dans les pattes, secrètement jaloux de nos succès respectifs. Chacun de nous s’estimait artiste dans l’âme, obligé d’être commercial pour pouvoir manger, alors que les autres n’étaient que de vulgaires tireurs à la ligne.