— Oui, Majesté.
— Et comptez-vous écrire d’autres li-livres du genre de La T-T Terre qui meurt ?
— Pas si je peux l’éviter, Majesté.
— Je l’ai l-l lu, vous savez. C’est t-t très intéressant.
— Vous êtes trop aimable, Majesté.
— Fou-Fou Foutaise, H. Silenus. Ce qui est intéressant, dans ce livre, c’est la manière dont il a été ém-ém… émasculé pour n’y laisser que ce qui est mau-mau… mauvais.
J’avais alors souri, surpris de m’apercevoir que, finalement, j’allais très bien m’entendre avec Billy le Triste.
— Mais les Can-Can… les Cantos, soupira-t-il, ça c’était une œuvre. Peut-être le plus beau recueil de po-po… de vers publié dans le Retz depuis deux siècles. Comment vous avez réussi à franchir le filtre de la mé-mé… de la médiocrité, je ne l’ai jamais compris. J’ai co-co… commandé vingt mille exemplaires rien que pour mon r-r royaume.
J’inclinai doucement la tête, incapable de trouver mes mots pour la première fois depuis mon attaque cérébrale qui datait alors de vingt ans.
— Est-ce que v-v vous avez l’intention d’écrire encore de la po-po… poésie ? reprit le roi.
— Je suis venu ici pour essayer, Majesté.
— Soyez le b-b bienvenu dans mon royaume, dans ce cas. Vous serez lo-lo… logé dans l’aile ouest du p-p… du château, près de mon b-b bureau. Ma porte vous sera toujours ouverte.
Je regardai la porte fermée puis le petit roi qui, même lorsqu’il souriait, donnait l’impression d’être sur le point d’éclater en sanglots.
— Hypérion ? demandai-je.
Il avait plusieurs fois mentionné le nom de ce monde-colonie retourné à l’état primitif.
— Exactement. Les v-v vaisseaux d’ensemencement y sont d-d depuis quelques années avec des androïdes, Martin. Pour p-p préparer le terrain, en quelque sorte.
Je haussai un sourcil. La fortune du roi Billy ne venait pas de son royaume, mais de ses investissements massifs dans l’économie du Retz. Même ainsi, cependant, s’il avait entrepris un programme clandestin de recolonisation depuis plusieurs années, le coût de l’opération devait être fantastique.
— Est-ce que vous vous rappelez p-p pourquoi les p-p premiers colons ont nommé la p-p planète Hyp-Hyp-Hyp… Hypérion, Martin ?
— Bien sûr. Avant l’hégire, ils formaient une communauté franche sur l’une des lunes de Saturne, qui portait ce nom. Ne pouvant subsister sans être ravitaillés par la Terre, ils ont émigré dans les territoires lointains et nommé Hypérion le monde qu’ils avaient l’intention d’explorer.
Le roi Billy sourit tristement.
— Mais savez-vous pourquoi ce nom est pro-pro… propice à notre entreprise ?
Il me fallut une dizaine de secondes pour faire la jonction.
— Keats, lui dis-je.
Plusieurs années auparavant, vers la fin d’une longue discussion sur l’essence de la poésie, le roi Billy m’avait demandé qui était, à mon avis, le plus pur des poètes qui eussent jamais existé.
— Le plus pur ? Vous voulez dire le plus grand, Majesté ?
— Non, non. Il est absurde de chercher à savoir qui était le p-p plus grand. Je suis simplement cu-cu… curieux de savoir qui vous considérez comme le p-p plus p-p pur… et le p-p plus p-p proche de l’essence que vous décrivez.
J’avais réfléchi plusieurs jours à sa question, et je lui avais donné ma réponse tandis que nous contemplions le coucher des soleils du haut de la falaise qui jouxtait le palais. Des ombres rouge et bleu s’étiraient sur la pelouse dans notre direction.
— C’est Keats, lui ai-je dit.
— John Keats. Ah ! Et pour quelle raison ?
Je lui avais expliqué ce que je pensais du poète de l’Ancienne Terre du XIXe siècle, de son éducation, de sa formation et de sa mort précoce. Mais, surtout, je lui avais parlé de son existence presque totalement consacrée aux mystères et aux beautés de la création poétique.
Billy avait paru intéressé. Il semblait même véritablement obsédé, à présent, tandis que d’un geste large de la main il faisait apparaître une modélisation holo qui occupait presque toute la salle. Je fis quelques pas en arrière, passant à travers des constructions, des montagnes et des moutons en train de paître pour avoir le recul nécessaire.
— Contemplez Hypérion, mon ami, me dit-il en oubliant de bégayer, comme chaque fois que quelque chose l’absorbait totalement.
L’image holo se transforma en une série de vues de cités portuaires sur l’océan ou sur des fleuves, de nids d’aigles sur des montagnes et d’une cité perchée sur une colline aux versants couverts de monuments qui ressemblaient aux étranges constructions d’une vallée voisine.
— Les Tombeaux du Temps ? demandai-je.
— Exactement. Le plus grand mystère de tout l’univers connu.
Je fronçai les sourcils devant ce qui me semblait être une exagération.
— Ils sont vides, lui dis-je. On n’a pas retrouvé un seul foutu objet à proximité depuis leur découverte.
— Ils sont la source d’un étrange champ de force anentropique dont les effets se font encore ressentir. Ils représentent l’un des rares phénomènes, en dehors des singularités, qui osent défier le temps lui-même.
— Cela ne va pas très loin. C’est sans doute comme une couche de minium sur du métal, pour le préserver de la rouille. Ils étaient censés durer, mais ils sont vides. Et depuis quand sommes-nous censés nous extasier sur la technologie ?
— Ce n’est pas de la technologie, soupira le roi Billy, dont le visage sembla s’affaisser un peu plus dans ses plis adipeux. C’est du mystère. C’est toute l’étrangeté nécessaire à l’esprit créatif. Un mélange parfait d’utopie classique et d’énigme païenne.
Je haussai les épaules, pas du tout impressionné. Le roi chassa d’un geste l’image holo.
— Est-ce que votre po-po… votre poésie s’est améliorée ?
Je croisai les bras en toisant le nain mou royal.
— Non.
— Et votre m-m muse… Est-elle revenue ?
Je ne répondis pas. Si le regard tuait, nous aurions tous crié « Le roi est mort, vive le roi ! » avant la tombée du soir.
— T-T Très bien, me dit-il, prouvant qu’il était capable d’être aussi suffisant que triste. F-F Faites vos valises, mon garçon. Nous p-p partons pour Hyp-Hyp-Hyp… pour Hypérion.
(Ouverture en fondu)
Les cinq vaisseaux d’ensemencement du roi Billy le Triste flottent comme des aigrettes dorées de pissenlits au-dessus d’un ciel lapis. Des cités toutes blanches se dressent sur trois continents. Keats, Endymion et Port-Romance… La Cité des Poètes elle-même. Plus de huit mille pèlerins des arts cherchant à échapper à la tyrannie de la médiocrité en essayant de renouveler leur vision des choses sur ce monde non dégrossi.
Asquith et Winsdor-en-Exil étaient des centres de biofacture d’androïdes au siècle qui a précédé l’hégire. Ces amis-de-l’homme à la peau bleue travaillaient et suaient dans l’idée qu’une fois leur labeur terminé, ils seraient enfin libres comme l’air. Les cités blanches se sont élevées. Les indigènes, fatigués de jouer aux primitifs, sont sortis de leurs villages et de leurs forêts pour nous aider à reconstruire la colonie selon des spécifications un peu plus humaines. Les technocrates, bureaucrates et écocrates furent sortis de la naphtaline et lâchés sur un monde sans méfiance. Le rêve de Billy le Triste fut alors tout près de se concrétiser.