Выбрать главу

— On dit : « Bonjour, Votre Majesté », grommela le souverain dans l’un de ses rares accès de susceptibilité royale.

Son bégaiement avait disparu le jour où le vaisseau de descente qui le transportait s’était posé sur le sol d’Hypérion.

— Bonjour, Votre Majesté Billy.

— Hum… grogna mon suzerain en déplaçant quelques tas de papiers pour finalement s’asseoir sur le seul endroit du banc où il y avait du café renversé. Je vois que vous vous êtes remis à écrire, Silenus.

Je n’avais aucune raison de confirmer ou de démentir ce qui était parfaitement évident.

— Et vous vous servez toujours d’une plume ? demanda-t-il.

— Seulement lorsque j’écris quelque chose qui vaut la peine d’être lu.

— Vous pensez que c’est le cas ? fit-il en désignant la petite pile de papier que j’avais accumulée en deux semaines locales de travail intensif.

— Oui.

— Comment, oui ? Oui, c’est tout ?

— Oui.

— Et je pourrai bientôt le lire ?

— Non.

Le roi baissa les yeux vers ses pieds, et s’aperçut que le gauche baignait dans une mare de café. Il fronça les sourcils et épongea la mare avec l’ourlet de sa cape.

— Jamais ? fit-il, bougon.

— À moins que vous ne viviez plus longtemps que moi.

— Ce qui est bien dans mes intentions, me dit-il. Je le lirai tandis que vous agoniserez en faisant le bouc auprès des brebis du royaume.

— C’est une métaphore ?

— Pas du tout. Seulement une prévision.

— Je n’ai pas exercé mes charmes sur une brebis depuis mon enfance à la ferme, lui dis-je. J’ai même composé une chanson pour promettre à ma mère de ne plus enculer ses brebis sans sa permission.

Tandis que le roi Billy me contemplait d’un œil morose, j’entonnai quelques mesures d’un classique intitulé : Il est fini le temps des brebis.

— Martin, me dit le roi, quelque chose ou quelqu’un est en train de massacrer mes sujets.

Je posai ma plume à côté du papier.

— Je sais.

— J’ai besoin de votre aide.

— Pour l’amour du Christ, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire ! Vous voulez que je piste le tueur comme un foutu flic de la TVHD ? Que je me batte à mort avec lui au bord d’un putain de précipice ?

— Ce ne serait déjà pas si mal, Martin. Mais pour le moment, je ne vous demande que votre opinion et quelques conseils.

— Première opinion, nous avons eu tort de venir ici. Deuxième opinion, nous serions ridicules de rester. Conseil unique et définitif : foutons le camp.

Billy le Triste hocha lugubrement la tête.

— Vous voulez que nous quittions cette cité, ou tout Hypérion ?

Je haussai les épaules.

Le roi se leva et s’avança jusqu’à la fenêtre de mon petit studio. Elle donnait sur une ruelle étroite qui séparait l’immeuble du palais du mur de brique de l’usine voisine de recyclage automatique. Après avoir contemplé ce mur quelques instants sans rien dire, Billy le Triste se tourna vers moi.

— Vous devez connaître la vieille légende du gritche, me dit-il.

— Quelques fragments.

— Les indigènes associent ce monstre aux Tombeaux du Temps.

— Ils se peinturlurent aussi le ventre pour avoir de meilleures récoltes, et fument du tabac non recombinant.

Le roi hocha la tête devant cette remarque empreinte de sagesse.

— Les équipes d’exploration de l’Hégémonie avaient émis des réserves sur cette planète, dit-il. Elles ont posé des détecteurs partout et ont évité d’établir leurs bases au nord de la Chaîne Bridée.

— Écoutez, Votre Majesté… Que voulez-vous de moi, au juste ? L’absolution pour avoir bousillé et reconstruit la ville ici ? Vous êtes absous. Allez en paix et ne péchez plus, mon enfant. Si vous permettez, Majesté, adios. Il me reste encore quelques mirlitons à écrire.

Mais le roi Billy ne s’écarta pas de la fenêtre.

— Vous recommandez l’évacuation de la cité, Martin ?

Je n’hésitai qu’une seule seconde.

— Oui.

— Et vous partiriez en même temps que les autres ?

— Pourquoi pas ?

Il se retourna pour me fixer dans les yeux.

— Est-ce que vous partiriez ?

Je ne répondis pas. Au bout d’une minute, je détournai les yeux.

— C’est bien ce que je pensais, me dit le souverain de la planète. Il croisa ses petites mains potelées dans son dos et se perdit de nouveau dans la contemplation du mur.

— Si j’étais détective, me dit-il, j’aurais sans doute quelques soupçons. Le citoyen le moins productif de notre communauté se remet tout à coup à écrire après dix ans de silence, seulement deux jours… vous entendez, Martin ? Deux jours après le début de cette série de meurtres. Il a totalement disparu de la vie sociale dont il était naguère une figure dominante, et consacre son temps à la composition d’une épopée en vers. Il est devenu étrangement timide, et même les très jeunes filles sont à l’abri de ses ardeurs de bouc.

— Ses ardeurs de bouc, Majesté ? fis-je en soupirant.

Il me jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule.

— Très bien, vous m’avez confondu, lui dis-je. J’avoue tout. Je les ai tous assassinés et je me suis baigné dans leur sang. Cela agit sur moi comme un putain d’aphrodisiaque littéraire. Encore deux ou trois cents victimes, maximum, et mon prochain bouquin sera prêt à être publié.

Le roi Billy tourna le dos à la fenêtre.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je. Vous ne me croyez pas ?

— Non.

— Et pourquoi ?

— Parce que, me dit le roi, je sais qui est l’assassin.

Dans l’obscurité de la fosse holo, nous étions en train de regarder le gritche et la manière dont il avait tué la romancière Sira Rob et son amant. La luminosité de l’image était très faible. La chair plus toute jeune de Sira semblait luire d’une pâle phosphorescence tandis que les fesses blanches de son ami beaucoup moins vieux donnaient l’illusion, dans la pénombre, de flotter séparément du reste de son corps bronzé. Leurs ébats frénétiques étaient sur le point d’atteindre leur point culminant lorsque l’inexplicable se produisit. Au lieu des coups de boutoir de la fin et du soudain figé de l’orgasme, le jeune homme sembla se mettre à léviter obliquement en arrière, comme si sa partenaire l’avait éjecté de son vagin. La bande sonore de l’enregistrement, qui consistait jusque-là en soupirs, halètements et exhortations banals, accompagnés des directives généralement associées à ce genre d’activité, se transforma soudain en une cacophonie de cris aigus, tout d’abord ceux de l’homme puis ceux de Sira.

Il y eut un coup sourd tandis qu’une partie du corps du jeune homme heurtait le côté de la caméra. Sira était en position d’attente tragi-comique et vulnérable, les jambes écartées, les bras ouverts, les seins flasques et les cuisses pâles. Sa tête était précédemment rejetée en arrière sous l’effet de l’extase, mais elle avait eu le temps de la redresser, et son expression de béatitude d’orgasme imminent faisait déjà place à celle, étrangement ressemblante, de la terreur indignée. Sa bouche était ouverte pour crier quelque chose.

Aucun son n’en sortit cependant. On n’entendit que le bruit de pastèque éclatée fait par les lames acérées qui perçaient les chairs, et le déchirement des tissus tandis que les crochets, en se retirant, arrachaient les tendons et les os. La tête de Sira bascula mollement en arrière, la bouche ouverte selon un angle impossible, et son corps explosa littéralement du sternum à la plante des pieds. Sa chair se fendait comme si une hache invisible était en train de la débiter en petit bois. Des scalpels non moins invisibles complétaient le travail, pratiquant des incisions latérales qui faisaient penser aux gros plans obscènes en temps décalé de l’opération favorite d’un chirurgien dément. C’était une autopsie délirante effectuée sur une personne vivante, ou plutôt presque vivante. En effet, lorsque le sang avait cessé de jaillir et les spasmes d’agiter son corps, ses membres étaient retombés dans l’inertie de la mort, et ses jambes s’étaient de nouveau ouvertes, comme pour faire pendant à l’étalage obscène de viscères, un peu plus haut. C’est alors que, l’espace d’une fugitive seconde, on aperçut un tourbillon flou de rouge et de chrome à côté du lit.