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— Arrêt image, agrandissement et affinement, ordonna le roi Billy le Triste à l’ordinateur central.

Le flou se transforma en une tête issue du cauchemar d’un camé : visage mi-chrome, mi-acier, dents de loup mécanique croisé avec une pelleteuse à vapeur, yeux de laser rubis enchâssés dans des écrins de sang, front où rentrait une lame courbe de trente centimètres issue d’un crâne de vif-argent qu’elle dominait de trente centimètres, cou hérissé d’épines du même genre.

— Le gritche ? demandai-je.

Le roi, pour toute réponse, hocha lentement la tête, ce qui fit néanmoins vibrer sans fin ses bajoues et son triple menton.

— Et le garçon qui était avec elle ?

— Il n’y avait plus aucune trace de lui quand on a découvert le corps de Sira. Personne ne s’est aperçu de sa disparition avant qu’on ne retrouve ce disque. On l’a identifié comme un professionnel des arts récréatifs d’Endymion.

— Vous venez de trouver cet enregistrement holo ?

— Hier. Les agents de la sécurité ont trouvé l’imageur en examinant le plafond. Moins d’un millimètre de diamètre. Sira possédait toute une discothèque de ce genre d’enregistrements. Apparemment, elle ne se servait de sa caméra que pour… euh…

— Ses ébats privés, suggérai-je.

— Précisément.

Je me levai pour me rapprocher de l’image flottante de la créature. Ma main passa à travers son front, ses épines, ses mâchoires. L’ordinateur l’avait reconstituée grandeur nature. À en juger par cette image, notre Grendel local ne devait pas mesurer plus de trois mètres de haut.

— Le gritche, répétai-je, plus pour le saluer que pour l’identifier.

— Que pouvez-vous me dire sur lui, Martin ? me demanda le roi.

— Que voudriez-vous que je vous dise ? Je suis un poète et non un mythologiste.

— Vous avez demandé à l’ordinateur du vaisseau d’ensemencement des renseignements sur l’origine et la nature du gritche.

Je haussai les sourcils. L’accès aux ordinateurs était censé être aussi secret et anonyme que l’accès à l’infosphère de l’Hégémonie.

— Et alors ? demandai-je. Des centaines de personnes ont dû vouloir se renseigner sur cette légende depuis le début des massacres. Des milliers, peut-être. C’est le seul putain de monstre que nous ayons dans nos légendes.

Des vagues se propagèrent de haut en bas dans les replis adipeux de Billy le Triste.

— Je sais cela, Silenus. Mais vous avez commencé ces recherches seulement trois mois avant les premières disparitions.

Je haussai les épaules et me laissai tomber en soupirant sur les coussins de la fosse holo.

— D’accord. Vous avez raison. Et alors ? Je voulais me servir de cette putain de légende dans le putain de poème que je suis en train d’écrire. C’est un crime ? Arrêtez-moi.

— Qu’avez-vous appris ?

La rage commençait à monter en moi. J’enfonçai plusieurs fois mes sabots de satyre dans la moquette.

— Rien d’autre que ce qui se trouve dans ce foutu fichier, Billy, éclatai-je. Qu’est-ce que vous me voulez, enfin ?

Le roi s’épongea le front du plat de la main et grimaça quand il se mit accidentellement le petit doigt dans l’œil.

— Je ne sais pas trop, me dit-il. Les gens de la sécurité voulaient vous conduire au vaisseau pour vous brancher sur une interface d’interrogatoire total, mais j’ai préféré vous parler plutôt.

Je battis des paupières, sentant déjà une étrange pression sous gravité zéro sur mon ventre. Interrogatoire total signifiait dérivation corticale et plots dans le crâne. La plupart des gens interrogés de cette manière ne gardaient pas de séquelles. La plupart…

— Pourriez-vous m’expliquer quels aspects de la légende du gritche vous comptiez utiliser dans votre poème ? me demanda le roi Billy d’une voix douce.

— Bien sûr, Majesté. D’après l’Évangile gritchtèque des indigènes, le gritche est le Seigneur de la Douleur et l’Ange de l’Expiation Finale. Venu d’un endroit situé hors du temps, il annonce la fin de la race humaine. C’est un concept que j’aime bien.

— La fin de la race humaine, répéta lentement le roi Billy.

— Oui. C’est l’archange Michaël, Moroni, Satan, le Masque de l’Entropie et le monstre de Frankenstein emballés dans le même paquet. Il rôde autour des Tombeaux du Temps en attendant le moment de sortir pour se livrer à ses massacres quand l’humanité sera prête à rejoindre le dodo, le gorille et le grand cachalot au palmarès de l’extinction des espèces.

— Le monstre de Frankenstein… murmura le petit homme adipeux à la cape froissée. Pourquoi pensez-vous à lui ?

Je pris une profonde inspiration.

— Parce que l’Église gritchtèque est persuadée que c’est l’humanité qui, d’une manière ou d’une autre, a créé ce monstre, répliquai-je, bien certain que le roi en savait autant, sinon plus que moi sur la question.

— Est-ce qu’elle sait aussi comment il faut faire pour le tuer ? me demanda-t-il.

— Pas à ma connaissance. Il est censé être immortel, en dehors du temps.

— Comme un dieu ?

J’hésitai.

— Pas vraiment, déclarai-je enfin. Plutôt comme l’un des pires cauchemars de l’univers devenu réel. Comme la Faucheuse, si vous voulez, mais avec un penchant morbide pour les âmes accrochées comme des pendeloques aux épines d’un arbre géant… avec leur corps autour.

Le roi Billy hocha tristement la tête.

— Écoutez, lui dis-je, si vous tenez à disséquer les théologies primitives, pourquoi n’allez-vous pas à Jackson poser directement la question aux prêtres gritchtèques ?

— J’y ai déjà pensé, me répondit le roi d’un ton distrait en posant son menton mou sur son poing dodu. Certains sont déjà à bord du vaisseau pour interrogatoire. Mais tout cela n’est pas facile à démêler.

Je me levai pour m’en aller, sans savoir si j’en avais encore le droit.

— Martin ?

— Ouais ?

— Avant de partir, ne savez-vous réellement rien d’autre qui puisse nous aider à comprendre cette créature ?

Je m’immobilisai sur le seuil, sentant les battements de mon cœur contre ma cage thoracique comme s’il cherchait à s’envoler.

— Ouais, murmurai-je d’une voix qui ne tremblait que sur les bords. Je peux vous dire qui il est et ce qu’il est, si vous voulez.

— Ah ?

— C’est la muse que je cherchais.

Je lui tournai le dos et rentrai dans ma chambre pour me remettre à écrire.

Naturellement, c’était moi qui avais provoqué l’apparition du gritche. Je le savais. Je l’avais attiré en commençant à rédiger mon poème épique sur lui. Au commencement était vraiment le Verbe.

Je réintitulai mon poème Les Chants d’Hypérion. Le sujet n’était pas seulement la planète, mais la fin des Titans qui se faisaient appeler humains. C’était aussi l’hubris sans souci d’une race qui avait osé assassiner sa planète natale par pure négligence et qui avait transporté sa dangereuse arrogance dans les étoiles. Là, elle affrontait le courroux d’un dieu que l’humanité avait en partie enfanté. Hypérion était la première œuvre sérieuse à laquelle je m’attaquais depuis des années, et ce serait la plus grande que je produirais jamais. Ce qui avait commencé sous la forme d’un hommage mi-comique, mi-sérieux aux mânes de John Keats devenait ma dernière raison d’être, un tour de force épique à une époque de farce médiocre. Les Chants d’Hypérion furent écrits avec un talent auquel je n’aurais jamais pu prétendre et une maîtrise à laquelle je n’aurais jamais accédé. Ils furent interprétés par une voix qui n’était pas la mienne. Mon sujet était la fin de l’humanité. Ma muse était le gritche.