Le roi Billy leva son briquet, et cinquante nouveaux feuillets disparurent dans les flammes. Il laissa tomber le tout dans la fontaine et se pencha pour prendre une nouvelle liasse.
— Par pitié ! implorai-je en me levant, les jambes flageolantes sous l’effet saccadé d’impulsions nerveuses contradictoires. Je vous en prie ! Arrêtez !
La troisième présence n’apparut pas à un moment précis. Lorsqu’elle entra dans ma conscience, ce fut comme si elle avait toujours été là et que le roi Billy et moi avions négligé de la voir jusqu’à ce que les flammes soient assez hautes pour cela. Elle était géante, à quatre bras, moulée dans le chrome et la chitine cartilagineuse. Son regard rougeoyant était tourné vers nous.
Le roi Billy recula avec une exclamation étouffée, puis se ravisa, fit un pas en avant et jeta le reste du manuscrit dans les flammes de la fontaine. Des fragments de papier carbonisé volèrent, portés par un courant ascendant d’air chaud. Quelques colombes prirent leur vol, dans un brusque froissement d’ailes, du haut du dôme aux poutrelles tordues envahies de vigne vierge.
Je fis, moi aussi, un pas chancelant en avant. Le gritche demeurait immobile. Ses yeux injectés de sang ne bougeaient pas.
— Va-t’en ! s’écria Billy sans bégayer, d’une voix exaltée peut-être par toute la poésie qui l’entourait. Retourne dans les abîmes d’où tu n’aurais pas dû sortir !
Le gritche sembla incliner très légèrement la tête. Les surfaces brillantes lancèrent des éclats rouges.
— Seigneur ! m’écriai-je.
J’ignorais, et j’ignore encore à ce jour si je m’adressais ainsi à l’apparition infernale ou au roi Billy. Mais je fis trois nouveaux pas chancelants et voulus me retenir au bras du roi.
Il n’était plus là. Un instant le petit roi était à moins d’un mètre de moi, et l’instant suivant il se trouvait à dix mètres, porté à bout de bras au-dessus de la cour dallée. Des doigts de métal acéré lui transperçaient les bras, la poitrine et les cuisses, mais il se débattait toujours, et tenait quelques pages enflammées dans son poing serré. Le gritche le brandissait comme un père apportant son fils au baptême.
— Détruisez-le ! me cria Billy en agitant pathétiquement ses bras transpercés. Détruisez-le !
Je m’appuyai au rebord de la fontaine, les jambes toujours en coton. Au début, j’avais compris qu’il me demandait de détruire le gritche. Puis je m’étais dit que c’était le poème. En fait, je crois qu’il voulait dire les deux. Il y avait un millier de pages intactes dans le bassin. Je me penchai pour prendre le bidon de kérosène.
Le gritche n’eut pas de réaction. Il serra seulement le roi un peu plus fort contre sa poitrine, dans un geste presque affectueux. Billy se débattit et ouvrit grand la bouche en un cri silencieux tandis qu’une longue épine d’acier perçait la soie de son costume d’Arlequin juste au-dessus du sternum. Stupidement, encore à moitié paralysé, je pensai à la collection de papillons que je faisais dans mon enfance. Lentement, d’un geste mécanique, j’aspergeai de kérosène les pages éparpillées.
— Dépêchez-vous ! me cria le roi d’une voix rauque. Pour l’amour de Dieu, Martin !
Je ramassai le briquet tombé par terre. Le gritche ne s’occupait toujours pas de moi. Les carreaux gris de la cape du roi devenaient aussi écarlates que les carreaux déjà rouges. J’actionnai du pouce la roulette de l’antique briquet, une fois, deux fois, trois fois. Je n’obtins que des étincelles. À travers mes larmes, je voyais l’œuvre d’une vie étalée dans le fond poussiéreux du bassin à sec. Je lâchai le briquet.
Billy hurla. Confusément, j’entendis le choc du métal contre ses os tandis qu’il se tordait dans l’étau du gritche.
— Ne me laissez pas ! cria-t-il. Par pitié, Martin ! Oh, mon Dieu !
Je fis alors volte-face, accomplis cinq pas rapides en avant et jetai sur eux le contenu du bidon de kérosène encore à moitié plein. La fumée obscurcit ma vision déjà trouble. Billy et l’impossible créature qui le tenait dans ses bras étaient mouillés comme deux personnages d’une bande dessinée holo. Je vis Billy recracher du liquide. Je vis le museau luisant du gritche refléter un éclat de ciel embrasé par les météores. Puis les pages encore rougeoyantes du manuscrit que tenait Billy enflammèrent le kérosène.
Je levai les deux mains pour me protéger le visage, mais il était trop tard. Ma barbe et mes sourcils étaient déjà roussis. Je reculai jusqu’au bord de la fontaine.
L’espace de quelques instants, le bûcher vivant fut une parfaite statue de flammes, une Pietà bleu et jaune représentant une madone à quatre bras tenant un Christ embrasé. Puis la silhouette en feu se tordit, toujours embrochée par les épines d’acier et transpercée par vingt griffes acérées comme des scalpels. Un cri monta, que je ne pus croire originaire de la moitié humaine de ce couple enlacé par la mort. L’intensité de ce cri me fit plier les genoux et se répercuta sur chaque aspérité de la cité abandonnée. D’autres pigeons prirent lourdement leur vol. Le hurlement déchirant se prolongea plusieurs minutes, même après la disparition pure et simple de l’image embrasée qui ne laissa derrière elle ni cendres ni rémanence rétinienne. Il me fallut encore une minute ou deux pour me rendre compte que la plainte que j’entendais maintenant sortait de ma propre gorge.
Il faut bien qu’à un moment la tension redescende. La réalité ménage rarement des dénouements acceptables.
Il me fallut plusieurs mois, peut-être un an, pour recopier entièrement les pages tachées de kérosène et pour récrire les Chants brûlés. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que je n’ai jamais fini mon poème. Ce n’est pas moi qui l’ai voulu. Ma muse m’avait abandonné.
La Cité des Poètes tomba tranquillement en ruine. J’y restai encore un an ou deux. Peut-être cinq, je ne sais pas. Je n’avais plus toute ma raison. À ce jour, les premiers pèlerins gritchtèques parlent encore de la silhouette fantomatique et décharnée, aux cheveux hirsutes, en haillons et aux yeux protubérants, qui les sortait de leur sommeil gethsémanien en criant des obscénités et en secouant le poing vers les Tombeaux du Temps silencieux, défiant le monstre qui s’y cachait d’avoir le courage de se montrer.
Finalement, même ma folie finit par se consumer, bien qu’elle rougeoie encore un peu en moi. Je regagnai à pied la civilisation, distante de quinze cents kilomètres, avec un sac à dos où je n’avais glissé que mon manuscrit. Je survécus en mangeant des anguilles de roche, en buvant de la neige et en jeûnant totalement les dix derniers jours.
Les deux siècles et demi qui se sont écoulés depuis n’ont apporté aucun élément digne d’être rapporté ici, et encore moins d’être revécu. Le traitement Poulsen aide à se maintenir en forme et à attendre. Deux longs voyages glacés et illégaux en état de fugue cryotechnique ont fait le reste, chacun absorbant un siècle ou plus, chacun prélevant sa dîme de cellules nerveuses et de mémoire.
J’attendais alors, et j’attends toujours. Le poème doit être achevé, et il sera achevé.
Au commencement était le Verbe.
À la fin… au-delà des honneurs, au-delà de la vie, au-delà des soucis…
À la fin sera le Verbe.
4
Le Bénarès atteignit la Bordure le lendemain peu après midi. L’une des mantas était morte dans son harnais à vingt kilomètres à peine de notre destination. A. Bettik la laissa s’en aller avec le courant. L’autre résista jusqu’à ce qu’ils fussent amarrés au quai, puis roula sur le côté, totalement épuisée, ses ouïes laissant passer un mince filet de bulles d’air. Bettik la relâcha aussi, en expliquant qu’elle avait une faible chance de survie si elle se laissait porter quelque temps par le courant.