Le père Hoyt n’apprit pas grand-chose du père Duré pendant ces journées d’intimité forcée. Il n’eut pas, en particulier, le moindre éclaircissement sur les évènements d’Armaghast qui avaient envoyé son aîné en exil. Le jeune prêtre avait programmé son implant persoc pour qu’il lui fournisse le plus possible de données sur Hypérion, et il se considérait déjà, à trois jours de l’arrivée à la surface, comme un expert sur tout ce qui touchait à cette planète.
— De nombreux catholiques se rendent sur Hypérion, mais il n’est fait mention de l’existence d’aucun diocèse sur cette planète, avait murmuré Hoyt un soir où ils bavardaient dans leurs hamacs à gravité zéro pendant que la plupart des autres passagers étaient plongés dans des stimsims érotiques. Je présume que vous êtes chargé d’y établir une mission d’évangélisation ?
— Nullement, avait répondu le père Duré. Les braves gens d’Hypérion n’ont jamais cherché à m’imposer leurs croyances religieuses, aussi je ne vois pas pourquoi je les agresserais de mon prosélytisme. En vérité, mon intention est de gagner le continent méridional, Aquila, et de m’enfoncer à l’intérieur des terres à partir de la ville de Port-Romance. Mais je ne porterai pas l’habit d’un missionnaire. Je m’efforcerai de mettre en place une station de recherches ethnologiques le long de la Faille.
— Une station de recherches ? avait répété le père Hoyt, surpris.
Il avait fermé à demi les paupières pour consulter son implant. Puis il avait regardé de nouveau le père Duré dans les yeux en disant :
— Ce secteur du plateau du Pignon est inhabité. Les forêts des flammes en interdisent totalement l’accès durant la majeure partie de l’année.
Le père Duré sourit tout en hochant la tête. Il n’avait pas d’implant, et son antique persoc n’avait pas quitté ses bagages de toute la durée du voyage.
— Il existe un accès, dit-il. Et la région n’est pas tout à fait inhabitée. Les Bikuras l’occupent.
— Les Bikuras…, fit le père Hoyt en fermant les yeux…, ne sont qu’une légende.
— Hum… Cherchez sous la rubrique « Mamet Spedling ».
Le père Hoyt ferma de nouveau les yeux. L’index général lui apprit que Mamet Spedling était un explorateur de second ordre, affilié à l’Institut Shackleton, sur Renaissance Minor, près d’un siècle et demi standard plus tôt. Il avait communiqué à l’Institut un bref rapport dans lequel il relatait son expédition à l’intérieur des terres à partir de la toute nouvelle Port-Romance, à travers des marécages qui avaient été depuis reconvertis en plantations pour l’exploitation des fibroplastes. Il disait avoir traversé les forêts des flammes à la faveur d’une de leurs rares périodes d’inactivité, et grimpé assez haut sur le plateau du Pignon pour arriver jusqu’à la Faille et rencontrer une minuscule tribu d’humains qui correspondaient à la description des légendaires Bikuras.
Les courtes explications de Spedling faisaient état d’une hypothèse selon laquelle ces humains auraient été les survivants d’une colonie appartenant à un vaisseau d’ensemencement porté disparu trois siècles auparavant. D’après la description donnée par l’explorateur, il était clair que le groupe présentait tous les symptômes d’une dégénérescence culturelle classique due à l’isolement total, à la consanguinité et à une adaptation trop poussée. Assez brutalement, Spedling écrivait : « Il suffit de passer quelques heures avec eux pour constater que ces Bikuras sont trop stupides, léthargiques et primitifs pour mériter d’être étudiés sérieusement. » En fait, la forêt des flammes menaçait de reprendre son activité, et Spedling ne tenait pas à perdre davantage de temps en leur compagnie. Il avait donc repris le chemin de la côte à marches forcées, perdant quatre de ses porteurs indigènes, la totalité de son équipement et de ses papiers, et même son bras gauche au cours des trois mois qui lui furent nécessaires pour traverser la forêt durant cette période d’« inactivité ».
— Mon Dieu ! s’était exclamé le père Hoyt en se laissant aller en arrière au creux de son hamac. Mais pourquoi tenez-vous à retrouver ces Bikuras ?
— Pourquoi pas ? avait simplement répondu le père Duré. Nous avons si peu de renseignements sur eux.
— Nous ne savons presque rien d’Hypérion en général, avait répliqué nerveusement Hoyt. Pourquoi pas les Tombeaux du Temps, ou le légendaire gritche, au nord de la Chaîne Bridée d’Equus ? Ils ont au moins le mérite d’être célèbres.
— Justement, murmura le père Duré. De combien d’études savantes ont-ils été l’objet ? Des centaines, peut-être. Des milliers, même.
Le vieux prêtre avait entrepris de bourrer sa pipe et de l’allumer, ce qui n’était pas un mince exploit sous gravité zéro.
— D’ailleurs, reprit-il, même si cette créature qu’on appelle le gritche a une existence réelle, elle n’est pas d’essence humaine. Et j’ai un faible pour ce qui est humain.
— Je vois, avait dit Hoyt, cherchant désespérément quelque argument puissant à lui opposer. Mais les Bikuras ne constituent qu’un mystère mineur. Tout ce que vous pouvez vous attendre à trouver, au mieux, c’est quelques douzaines de sauvages vivant dans une région si brumeuse, si reculée et… si peu importante que même les satellites cartographiques de la colonie ne les ont jamais repérés. Pourquoi les choisir comme sujet d’étude alors qu’il reste sur Hypérion de grands mystères à élucider, comme les labyrinthes ? Saviez-vous, père Duré, qu’Hypérion fait partie des neuf planètes labyrinthiennes ?
— Naturellement, répliqua Duré en exhalant un nuage de fumée approximativement hémisphérique que les courants d’air, au bout d’un moment, effilochèrent en une série d’arborescences dentelées. Mais les labyrinthes ont déjà leurs chercheurs et leurs admirateurs dans tout le Retz, Lénar, et leurs galeries existent sur les neuf mondes depuis… je ne sais pas, moi… un demi-million d’années standard, peut-être. Sept cent cinquante mille ans, plus probablement. Leur secret n’est pas près d’être percé. Mais combien de temps encore durera la culture bikura avant d’être absorbée par la colonisation moderne ou, plus vraisemblablement encore, d’être purement et simplement balayée par les circonstances ?
Hoyt haussa les épaules.
— Ils n’existent peut-être déjà plus à l’heure qu’il est. L’expédition de Spedling ne date pas d’hier, et aucun autre rapport sur eux ne nous est jamais parvenu. Si leur tribu est éteinte, tous les efforts déployés, tout le déficit de temps accumulé pour arriver jusqu’à eux auront été gaspillés en pure perte.
— C’est exact, fit placidement le père Duré en tirant sur sa pipe.
Ce n’est qu’au cours de la dernière heure qu’il passa en sa compagnie, durant leur descente vers la surface, que le père Hoyt avait pu avoir un léger aperçu des véritables pensées qui habitaient l’esprit de son compagnon de voyage. Le limbe d’Hypérion était, depuis plusieurs heures, éblouissant d’une blancheur mêlée de striures vertes et lapis-lazuli lorsque, soudain, le vieux vaisseau de descente avait plongé dans les couches supérieures de l’atmosphère, sa baie transparente momentanément baignée de flammes, avant de planer silencieusement à une soixantaine de kilomètres au-dessus des sombres masses nuageuses et des océans illuminés par la lumière stellaire tandis que le terminateur bondissant du lever de soleil d’Hypérion se précipitait vers eux tel un fantasmagorique raz de marée de lumière.