– C’était ça, la dispute ?
– Ouais. Et toi, tu dis quoi ?
– Moi ? Rien. Si elle ne veut pas, parfait.
– Parfait ? Vous ne pourriez pas discuter juste une fois ?
Erlendur s’accorda un instant de réflexion.
– Eva, qu’est-ce que tu essaies de faire ? demanda-t-il. Tu sais que cette histoire est morte et enterrée depuis longtemps. On s’adresse à peine la parole depuis des dizaines d’années.
– C’est bien le problème, en fait vous ne vous êtes pas parlé depuis ma naissance et celle de Sindri.
– Je l’ai croisée quand tu étais à l’hôpital, précisa Erlendur. Et cette rencontre n’a pas été spécialement agréable. Je crois que tu ferais mieux d’oublier cette idée, Eva. Ni elle ni moi ne le voulons.
Quelques années plus tôt, Eva Lind avait perdu un enfant dont elle avait longtemps porté le deuil. Elle se droguait depuis de longues années. Sindri avait confié à Erlendur que, dernièrement, elle s’était reprise en main sans aide extérieure, et, lui semblait-il, avec succès.
– Tu es sûr ? demanda Eva Lind en regardant son père.
– Oui, tout à fait, répondit Erlendur. Mais dis-moi, comment vas-tu ? Tu me sembles différente, plus mature.
– Plus mature ? J’aurais déjà l’air d’une vieille ?
– Non, rien à voir avec ça. Peut-être simplement plus mûre. Je ne sais pas moi-même ce que je raconte. Sindri m’a dit que tu t’étais prise en main.
– Qu’est-ce qu’il raconte encore ?
– C’est vrai ?
Eva Lind ne répondit pas immédiatement. Elle aspira la fumée de sa cigarette et la garda longtemps à l’intérieur de ses poumons avant de la rejeter par le nez.
– Une de mes copines est morte, déclara-t-elle. Je ne sais pas si tu te souviens de cette histoire.
– Qui ça ?
– Elle s’appelait Hanna. Vous l’avez retrouvée derrière les poubelles, là-haut, à côté du centre commercial de Mjodd.
– Hanna ? murmura Erlendur, pensif.
– Elle a fait une overdose, précisa Eva Lind.
– Ah oui, ça me revient. Ça ne remonte pas à très longtemps, non ? Elle prenait de l’héroïne. Ce n’est pas très courant, enfin, pour l’instant.
– C’était une de mes amies.
– Je l’ignorais.
– Tu ignores en général bien des choses, rétorqua Eva Lind. J’avais le choix entre deux options : faire comme elle ou alors…
– Ou alors ?
– Essayer de m’y prendre autrement, tenter de me sortir de cet enfer. Une bonne fois pour toutes.
– Qu’est-ce que tu entends par faire comme elle ? Tu veux dire qu’elle a pris cette dose trop forte sciemment ?
– Je n’en sais rien, répondit Eva Lind. Elle s’en fichait complètement. Elle se fichait de tout.
– Complètement ?
– Elle se foutait radicalement de tout.
– Tu pourrais me rappeler son parcours ? demanda Erlendur.
Il se souvenait de cette gamine mal attifée d’une vingtaine d’années qu’on avait trouvée avec une seringue dans le bras aux abords du centre commercial de Mjodd, l’hiver précédent. Les éboueurs l’avait découverte tôt le matin, gelée, adossée à un mur.
– Tu parles constamment comme un prof de fac, s’agaça Eva Lind. Putain, mais ça change quoi ? Elle est morte. Ça te suffit peut-être pas ? Son parcours change quoi que ce soit ? Est-ce que ça change quoi que ce soit que personne n’ait jamais été là pour elle ? Même si elle refusait toute aide extérieure parce qu’elle ne se supportait pas elle-même. Et, d’ailleurs, quelle raison les gens auraient-ils eue de lui venir en aide ?
– En tout cas, elle comptait à tes yeux apparemment, avança prudemment Erlendur.
– C’était mon amie, répondit Eva Lind. Je ne suis pas venue ici pour te parler d’elle. Alors, tu es prêt à rencontrer maman ?
– Tu as l’impression que je n’ai pas été là pour toi ? éluda Erlendur.
– Tu en as fait plus qu’assez, répondit Eva Lind.
– Je ne parviens jamais à t’atteindre, je n’arrive jamais à t’aider.
– T’inquiète. J’y arriverai.
– Elle ne se supportait pas elle-même, tu dis ?
Eva Lind écrasa lentement son mégot.
– Je n’en sais rien. Je crois qu’elle avait perdu toute forme d’amour-propre. Elle se fichait éperdument de ce qui pouvait lui arriver. Beaucoup de choses l’écœuraient, mais ce qui la dégoûtait le plus, c’était elle-même.
– Tu t’es déjà retrouvée dans cette situation ?
– Disons, pas plus de deux mille fois, rétorqua Eva Lind. Alors, tu acceptes de rencontrer maman ?
– Je crois sérieusement que ça ne servirait à rien, répondit Erlendur. Je n’ai aucune idée de ce que je pourrais lui dire. De plus, la dernière fois que nous avons discuté ensemble, elle était sacrément virulente.
– Tu ne pourrais pas le faire pour moi ?
– Et ça t’apporterait quoi ? Après tout ce temps ?
– Je veux juste que vous discutiez tous les deux, s’entêta Eva Lind. Vous voir ensemble. C’est si compliqué que ça ? Je te rappelle que vous avez deux enfants, Sindri et moi.
– Tu n’espères tout de même pas que nous allons recommencer à vivre ensemble ?
Eva Lind fixa longuement son père.
– Je ne suis pas une idiote, s’emporta-t-elle. Ne me prends pas pour une conne.
Sur quoi, elle se leva, ramassa sa besace et s’en alla.
Erlendur resta assis à méditer sur la capacité de sa fille à se mettre en colère en l’espace d’un instant, comme en ce moment. Il se disait que jamais il ne réussirait à lui parler sans la monter contre lui. L’idée d’une rencontre avec Halldora, son ex-épouse et la mère de ses enfants, lui paraissait inconcevable. Ce chapitre de sa vie était clos depuis longtemps, quoi qu’Eva Lind puisse penser ou rêver. Ils n’avaient rien à se dire. Halldora était pour lui une parfaite inconnue.
Il se souvint de l’enregistrement et s’avança vers l’appareil pour le mettre en marche. Il rembobina un peu afin de se remettre en mémoire ce qu’il avait déjà écouté. Il entendit la voix du médium se changer pour devenir caverneuse et brutale au moment où elle rugissait presque Tu ne sais pas ce que tu fais ! Puis, elle changeait à nouveau et le médium disait qu’il avait froid.
– J’ai entendu une autre voix…
– Une autre ?
– Oui, mais pas la vôtre.
– Et que disait-elle ?
– Elle m’a dit de me méfier.
– Je ne sais pas, répondit le médium. Je ne me souviens plus de rien.
– Elle m’a rappelé…
– Oui ?
– Elle m’a rappelé mon père.
– Mais ce froid… ce froid que je ressens ne vient pas de là-bas. Il vient directement de vous. Il porte en lui un danger. Un danger contre lequel vous devez vous protéger.
Silence.
– Tout va bien ? demanda le médium.
– Comment ça, m’en protéger ?
– Je l’ignore. Mais le froid n’est jamais un bon présage, je le sais.
– Vous pouvez appeler ma mère ?
– Je n’appelle personne. Elle apparaîtra si elle doit apparaître. Je ne fais venir personne.
– Mais c’était tellement court.
– Je n’y peux pas grand-chose.
– On aurait dit qu’il était très en colère. Tu ne sais pas ce que tu fais, voilà ce qu’il a dit.
– C’est à vous de découvrir le sens de cette phrase.
– Je peux revenir vous voir ?
– Évidemment. J’espère vous avoir un peu aidée.
– Vous l’avez fait, oui, merci beaucoup. Je me disais que, peut-être…
– Oui ?
– Ma mère est décédée d’un cancer.
– Je comprends. Erlendur entendit le médium prononcer ces mots avec une vraie compassion. Vous ne m’aviez pas dit ça. Il y a longtemps qu’elle est morte ?
– Bientôt deux ans.
– Vous l’avez vue ou entendue pendant la séance ?