– Non, mais je la sens. Je perçois sa présence.
– Elle s’est déjà manifestée ? Vous avez peut-être consulté d’autres médiums ?
La question de l’homme fut suivie d’un long silence.
– Excusez-moi, dit-il. Évidemment, ça ne me regarde pas.
– J’attends qu’elle vienne me visiter en rêve, mais ce n’est pas encore arrivé.
– Pourquoi attendez-vous sa visite ?
– Nous avons passé…
Silence.
– Oui ?
– Nous avons passé un accord.
– Ah bon ?
– Elle… Nous avons convenu que… qu’elle m’enverrait un signe.
– Un signe ?
– On s’était dit que s’il existait une vie après la mort, elle m’enverrait un message.
– Quel genre de message ? Un rêve ?
– Non. Pas un rêve. Il n’empêche que j’attends de rêver d’elle. J’ai tellement envie de la revoir. Mais le signe en question a pris une autre forme.
– Vous voulez dire que… ce message, elle vous l’a réellement transmis ?
– Oui, il me semble, l’autre jour.
– Et de quoi s’agissait-il ? demanda le médium, la voix teintée d’un authentique enthousiasme. Quel était ce signe ? Quel genre de message elle vous a envoyé ?
Il y eut à nouveau un long silence.
– Elle était professeur à la faculté de français. Son auteur favori était Marcel Proust. Elle possédait les sept volumes d’À la recherche du temps perdu en français, luxueusement reliés. Elle m’a dit qu’elle se servirait de Proust. Et que le message qu’elle m’enverrait signifierait qu’effectivement, il y avait bien une vie après la mort.
– Et que s’est-il passé ?
– Vous croyez que je suis folle, n’est-ce pas ?
– Non, pas du tout. L’être humain est depuis toujours confronté à cette question : y a-t-il une vie après la mort ? On essaie d’y apporter une réponse depuis des milliers d’années, aussi bien de manière scientifique que personnelle, comme l’a fait votre mère. Ce n’est pas la première fois que j’entends une histoire de ce genre. Et je ne suis pas là pour juger les gens.
Ses paroles furent suivies d’un long silence. Assis dans son fauteuil, Erlendur écoutait avec intérêt. La voix de cette femme défunte était étrangement ensorcelante, elle s’exprimait sur un ton résolu et inébranlable, qui convainquait Erlendur. Il se montrait très réservé sur la teneur même des propos qu’elle avait, persuadé qu’une séance comme celle qu’il écoutait ne servait à rien, il était cependant convaincu que la femme croyait fermement ce qu’elle disait et que l’expérience qu’elle racontait plongeait ses racines dans sa réalité intime.
Le silence fut finalement rompu.
– Après la mort de ma mère, je restais assise dans mon salon à regarder les œuvres de Proust sans oser les quitter des yeux pendant des heures. Rien ne se produisait. Jour après jour, je surveillais la bibliothèque. Je dormais devant les livres. Les semaines, les mois passaient. La première chose que je faisais au réveil était d’aller jeter un œil à ces étagères. Le soir, ma dernière activité consistait à aller voir si quelque chose s’était produit. Peu à peu, j’ai compris que cela ne servait à rien. Au fur et à mesure que je réfléchissais à ce message et que je regardais ces livres, j’ai compris pourquoi il n’arrivait rien.
– Pourquoi ? Qu’avez-vous compris au juste ?
– L’explication m’est apparue de plus en plus clairement avec le temps et j’en ai été extrêmement reconnaissante. Tout simplement, ma mère m’a aidé à faire le deuil. Elle m’a donné quelque chose sur quoi fixer mes pensées après sa mort. Elle savait que je serais inconsolable quoi qu’elle puisse me dire. Elle m’a très bien préparé à son départ : nous avons eu de longues conversations jusqu’au moment où elle est devenue trop faible pour parler. Nous avons discuté de la mort et c’est là qu’elle m’a promis de m’envoyer ce signe. Mais, évidemment, il ne s’est rien passé, à part qu’elle m’a facilité le travail de deuil.
Il y eut un nouveau silence.
– Je ne suis pas sûre que vous me compreniez.
– Si, continuez.
– Puis, l’autre jour, presque deux ans après son décès, alors que j’avais cessé de surveiller la bibliothèque et les œuvres de Proust, je me suis réveillée un matin, je suis allée mettre un café en route et j’ai ramassé le journal à la porte. En revenant à la cuisine, j’ai jeté un regard machinal au salon et…
L’appareil se mit à grésiller sur le silence qui suivit ces paroles.
– Et quoi ? murmura le médium.
– Il était posé grand ouvert sur le sol.
– Quoi donc ?
– Du côté de chez Swann. Le premier ouvrage de la série.
Il y eut à nouveau un long silence.
– C’est pour ça que vous êtes venue me voir ?
– Vous croyez à la vie après la mort ?
– Oui, murmura le médium aux oreilles d’Erlendur. J’y crois. Je crois effectivement qu’il existe une vie après la mort.
8
Quand Erlendur se réveilla, à l’aube, il repensa à ce vieil homme qui était passé au commissariat pour demander si on avait du nouveau sur son fils, trente ans après sa disparition. C’était l’une des premières affaires qu’il s’était vu confier et il poursuivait les recherches alors que tout le monde avait renoncé depuis longtemps. Ce qu’on appelait à cette époque la police criminelle de l’État se trouvait dans une zone industrielle de Kopavogur. Il se souvenait de deux autres affaires remontant à la même période ; il ne les avait pas traitées personnellement, mais les connaissait bien. Dans la première, qui était arrivée quelques semaines plus tôt, un jeune homme avait quitté une fête à Keflavik dans l’intention de se rendre à Njardvik où il n’était jamais arrivé. C’était l’hiver, une tempête de neige s’était subitement abattue au cours de la nuit. On avait recherché ce jeune homme trois jours durant et fini par retrouver l’une de ses chaussures sur le rivage. Il n’avait pas perdu sa route, mais semblait avoir été poussé par la tempête en direction de la mer. Depuis, on était sans nouvelles. Il avait quitté la fête vêtu d’une simple chemise et, aux dires de ses compagnons, il était parti ivre.
La deuxième affaire concernait une jeune fille d’Akureyri. Cette dernière étudiait à l’université et louait un appartement à Reykjavik. Il était impossible de déterminer avec précision à quand remontait sa disparition. Voyant qu’il ne recevait pas le loyer, son propriétaire était venu le lui réclamer, mais n’avait trouvé personne. Comme elle terminait la rédaction d’un mémoire de recherche en biologie, elle n’avait aucune obligation d’assister aux cours. Elle était fille unique, ses parents étaient partis pour un voyage de deux mois en Asie et n’avaient que des contacts très irréguliers avec elle. À leur retour, ils avaient prévu de lui rendre visite, mais elle avait disparu. Le propriétaire leur avait ouvert l’appartement. Tout y semblait parfaitement normal. On avait l’impression qu’elle ne s’était absentée que pour quelques instants. Les manuels de cours étaient grand ouverts sur sa table de travail. Il y avait quelques verres dans l’évier de la cuisine, elle n’avait pas fait son lit. Quelques semaines plus tôt, elle avait appelé ses amies d’Akureyri au téléphone et deux étudiants de l’université l’avaient entendu dire qu’elle prévoyait d’aller passer une ou deux semaines dans le Nord. Son tacot, une antique Austin Mini, demeurait également introuvable, ce qui venait étayer l’hypothèse.
Erlendur alla à la cuisine faire un café. Il mit dans le grille-pain une tranche qu’il tartina aussitôt, prit le fromage et la marmelade dans le réfrigérateur. Il pensa à ce qu’il avait entendu la veille sur la cassette que Karen lui avait remise et s’interrogea sur l’attitude à adopter. Désormais, il saisissait mieux l’état d’esprit de Maria avant son suicide.