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Il pensa également à Sindri, à Eva et à Halldora, son ex-femme. Il ne s’imaginait pas une entrevue avec elle, même si Eva Lind trouvait que c’était nécessaire. Il ne pensait que très rarement à Halldora car cela lui rappelait invariablement les affrontements et les disputes qui avaient précédé son départ, quand il les avait quittés, elle et leurs enfants. Leur divorce était depuis longtemps prévisible. Il avait voulu faire son possible pour qu’il ne soit pas trop difficile, mais, chaque fois qu’il confiait à Halldora son souhait de mettre fin à cette relation et de quitter le foyer, elle lui répondait que c’était hors de question, qu’ils parviendraient ensemble à surmonter ces difficultés ; en outre, elle ne voyait, elle, aucune difficulté et affirmait ne pas comprendre de quoi il parlait.

Erlendur feuilleta les journaux. Il ne parvenait pas à chasser de son esprit la voix de Maria et les paroles qu’elle avait prononcées chez le médium. Cette séance devait être récente, elle avait parlé d’une période remontant à deux ans après le décès de sa mère sur la cassette qui, à n’en pas douter, n’était pas celle de sa première visite chez ce médium. Il pensa à cette intense relation qui unissait Maria à sa mère. Une relation dont la qualité semblait exceptionnelle. Probablement leurs liens s’étaient-ils encore resserrés à la mort du père au lac de Thingvellir, elles étaient là l’une pour l’autre, pour le meilleur et pour le pire. Le fait que Maria ait trouvé grand ouvert sur le sol du salon ce livre précis qu’elle et sa mère avaient désigné comme signe d’une vie après la mort pouvait-il relever d’un simple hasard ? À moins qu’un mauvais plaisant ne lui ait joué un tour ? Peut-être Maria avait-elle mentionné devant son mari ou quelqu’un d’autre le pacte qu’elle avait passé avec sa mère entre le décès de cette dernière et le moment où le livre était tombé de la bibliothèque, peut-être avait-elle ensuite simplement oublié ? Avait-elle personnellement, dans un moment d’inattention, pris le livre sur l’étagère ? Erlendur n’était pas en mesure de le dire. La cassette s’achevait sur les paroles de Maria : elle était venue consulter ce médium à cause du signe, du message qu’elle pensait avoir reçu de sa mère. Elle était allée le voir pour obtenir la confirmation de ce signe, entrer, si possible, en contact avec la défunte et accepter sa mort. Le suicide de Maria montrait qu’elle n’avait en rien accepté et, qu’au contraire, tout cela avait contribué de façon indubitable à lui faire sauter le pas.

Il essaya de trouver une explication à l’étrange et impérieux désir dont il était saisi à l’écoute de cet enregistrement. Il ressentait le besoin d’en savoir plus, de mieux connaître cette femme qui s’était ôté la vie, ses amis, sa famille, et de savoir quels chemins cette existence avait empruntés avant de s’achever au bout d’une corde dans ce chalet d’été. Il désirait aller au fond des choses, retrouver ce médium pour le cuisiner longuement, exhumer cette histoire d’accident sur le lac de Thingvellir, il désirait savoir qui était cette Maria. Il pensa à nouveau à cette voix qui lui commandait de se méfier, qui lui disait qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait. D’où provenait-elle, cette voix caverneuse et tellement brutale ?

Erlendur restait assis à la table de la cuisine, il avait fini son café et ignorait pourquoi il s’attardait ainsi. Il se mit soudain à penser à sa mère, à cette époque où elle occupait un appartement en sous-sol, après le décès de son père. Elle travaillait dans le poisson, c’était une femme extrêmement courageuse qui, jamais, ne rechignait à la besogne. Erlendur lui rendait des visites régulières, parfois en lui apportant son linge. Elle lui donnait à manger et ils écoutaient la radio ou bien il lui lisait un livre à voix haute : sa mère était assise, son tricot à la main, peut-être une écharpe qu’elle lui offrirait ensuite. Ils n’avaient pas besoin de se dire grand-chose, ils se contentaient de cette présence mutuelle, de ce silence.

Elle était encore assez jeune au décès du père d’Erlendur et n’avait jamais eu d’autre homme dans sa vie. Elle disait apprécier la solitude. Elle avait gardé contact avec sa famille et ses amis des fjords de l’Est ainsi qu’avec des gens qui, comme elle, étaient venus s’installer à Reykjavik. L’Islande continuait à changer, les campagnes à se vider. Jamais la solitude ne lui pesait en ville, avait-elle confié à Erlendur. Il lui avait toutefois acheté une télévision. Elle avait toujours été indépendante et ne lui demandait que très rarement des services.

Ils ne discutaient presque jamais de Bergur qui avait disparu de leur vie de manière si subite et inattendue. Il arrivait qu’elle l’évoque, qu’elle parle de lui et d’Erlendur de façon générale, mais jamais elle ne mentionnait directement la perte de son fils. C’était là son intimité et Erlendur respectait son silence.

– Ton père aurait aimé savoir avant de mourir, avait-elle un jour confié à Erlendur. Ils étaient restés assis en silence la majeure partie de la soirée. Il passait toujours voir sa mère le jour anniversaire de l’événement, cette journée où son petit frère et lui s’étaient perdus avec leur père dans la tempête.

– Oui, avait dit Erlendur.

Il avait compris instantanément de quoi parlait sa mère.

– Tu crois qu’on saura un jour ? lui avait-elle demandé en levant les yeux du livre qu’il lui avait apporté. Il s’était finalement décidé à le lui montrer alors que la soirée était bien avancée, mais n’était pas certain d’avoir bien fait.

– Je ne sais pas, avait répondu Erlendur. Ça fait si longtemps.

– Oui, ça fait si longtemps, avait-elle répété.

Ensuite, elle s’était replongée dans sa lecture.

– C’est un tissu d’âneries ! avait-elle observé, abandonnant à nouveau le récit.

– Je sais, avait répondu Erlendur.

– En quoi ça regarde les gens, cette histoire entre ton père et moi ? En quoi ça les concerne ?

Erlendur se taisait.

– Je refuse qu’on lise ce livre-là, s’était-elle emportée.

– Ce n’est évidemment pas à nous d’en décider, avait observé Erlendur.

– Et puis, il dit cette chose sur toi.

– Ça ne me fait ni chaud ni froid.

– Ça vient de paraître ?

– Oui, c’est le troisième volume, le dernier. Il a été publié avant Noël. Tu connais celui qui a écrit l’histoire ? Ce Dagbjartur ?

– Non, je suppose qu’il a interrogé les gens de la région, avait-elle répondu.

– Oui, j’ai l’impression. C’est très précis et la plupart des choses qu’il raconte sont vraies.

– Pourtant, il ne devrait pas dire cette chose sur ton père et sur moi.

– Bien sûr que non.

– C’est injuste envers lui.

– Oui, je sais.

– D’où ce bonhomme tient-il donc ça ?

– Je l’ignore.

Sa mère avait refermé le livre.

– Cet homme raconte n’importe quoi, je ne veux pas qu’on lise ça, avait-elle répété.

– Non.

– Absolument personne, avait-elle renchéri en lui tendant l’ouvrage. Erlendur la voyait lutter pour retenir ses larmes. Comme si c’était arrivé par sa faute, s’était-elle écriée. Comme si ç’avait été la faute de quelqu’un. C’est un ramassis de bêtises !

Erlendur avait repris le livre, peut-être avait-il commis une erreur en le montrant à sa mère. Ou alors, il aurait dû mieux la préparer à cette Tragédie sur la lande d’Eskifjördur, le titre que portait le chapitre. Il ne montrerait cette histoire à personne. Sa mère avait raison, il était inutile d’exposer ce récit à tous vents.

L’hiver de la parution de ce volume qui contenait l’histoire des deux frères égarés dans la tempête, la mère d’Erlendur attrapa la grippe. Il n’en avait d’abord rien su, absorbé par son travail. Elle ne voulait jamais le déranger. Elle était retournée travailler sans être complètement remise et avait rechuté. Elle s’était à nouveau retrouvée alitée, très mal en point. Quand elle avait enfin décidé de contacter Erlendur, elle en était presque à l’article de la mort. Un virus s’était attaqué au muscle cardiaque et entraînait de graves troubles. Il l’avait fait hospitaliser, mais les médecins avaient été impuissants. À sa mort elle avait seulement soixante ans.