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Erlendur avala une gorgée de café froid. Il se leva, alla au salon et prit le troisième volume dans sa bibliothèque. C’était ce livre-là que sa mère avait tenu entre ses mains il y avait tant et tant d’années. Elle en avait beaucoup voulu à l’auteur de l’histoire, elle avait trouvé qu’il se mêlait trop des affaires privées de la famille. Erlendur était d’accord avec elle, ce livre contenait des affirmations qui ne regardaient qu’eux – même si ces dernières étaient vraies. Ses enfants, Eva et Sindri, connaissaient l’existence de ce récit, mais Erlendur s’était défendu de le leur montrer. Peut-être par égard pour son père. Peut-être à cause de la réaction de sa mère.

Il remit le livre à sa place et les questions sur cette femme de Grafarvogur lui revinrent à l’esprit. Quel était le chemin qui l’avait conduite jusqu’à cette corde ? Que s’était-il passé au lac de Thingvellir le jour où son père était mort ? Il avait envie d’en savoir plus. Il allait mener des investigations privées et devrait se garder d’éveiller les soupçons. Interroger les gens, émettre des hypothèses comme dans n’importe quelle enquête policière. Il devrait mentir sur les motifs de sa curiosité, la justifier en inventant une enquête parfaitement fictive, mais bon, il s’était déjà livré dans le passé à diverses choses dont il n’était pas spécialement fier.

Il avait besoin de savoir pourquoi cette femme avait connu ce destin cruel et solitaire sur les bords du même lac où son père avait, lui aussi, trouvé une mort glaciale.

La page à laquelle le livre s’était ouvert avait également son importance, on y lisait cette phrase à propos du ciel.

La visite chez le médium avait renforcé Maria dans sa conviction. Elle était persuadée que sa mère lui avait envoyé un signe en sortant Du côté de chez Swann de la bibliothèque. Elle ne pouvait s’imaginer une autre explication et le médium, cet homme très calme et compréhensif, avait plutôt apporté de l’eau à son moulin. Il lui avait fourni des exemples de cas similaires, des défunts s’étaient manifestés de manière directe ou à travers des rêves, parfois même dans ceux de personnes dont ils n’avaient pas été spécialement proches.

Maria n’avait pas raconté au médium que, quelques mois après que sa mère avait fait ses adieux à cette vie, elle s’était mise à avoir des visions très nettes qui ne l’effrayaient aucunement en dépit de sa grande peur du noir. Leonora lui était apparue dans l’embrasure de la porte de la chambre à coucher, dans le couloir, ou, encore, elle la voyait assise sur le bord de son lit. Si Maria se rendait au salon, elle l’apercevait debout à côté de la bibliothèque ou assise sur sa chaise dans la cuisine. Elle lui apparaissait également quand elle sortait de chez elle : un vague reflet dans la vitrine d’un magasin, un visage qui se fondait bientôt dans la foule.

Ces visions furent tout d’abord brèves, elles ne restaient peut-être qu’un instant, mais leur durée s’allongea. Elles gagnèrent également en netteté et la présence de Leonora devenait de plus en plus intense, c’était exactement ce que Maria avait vécu après le décès de son père. Elle s’était documentée en lisant des ouvrages qui présentaient le phénomène comme une réaction due au deuil et savait que ce genre de vision pouvait être lié à la perte d’un être cher, à une forme de culpabilité, ou qu’elles étaient l’expression d’une angoisse durable. Elle savait également que les recherches sur le phénomène indiquaient que c’était son esprit, ce fameux œil intérieur, qui les suscitait. C’était une intellectuelle. Elle ne croyait pas aux fantômes.

 Pourtant, elle se refusait à exclure quoi que ce soit de manière définitive. Elle n’était plus certaine que les sciences puissent répondre à toutes les questions que se posait l’homme.

Au fil du temps, Maria fut convaincue que ses visions étaient nettement plus que de simples illusions que son esprit, sa dépression et l’adversité suscitaient en elle. À une certaine époque, elles avaient été tellement réelles qu’elle avait eu l’impression qu’elles lui venaient d’un monde parallèle, en dépit de ce qu’affirmait la science. Elle s’était graduellement mise à croire en la possible existence d’un tel monde. Elle s’était à nouveau plongée dans les récits qu’elle avait encouragé Leonora à lire sur ces gens revenus d’un coma dépassé, autant dire de la mort, et qui parlaient de la clarté dorée, de l’amour qu’elle recelait, de l’être divin qui l’habitait et de l’apesanteur qui régnait dans le tunnel sombre menant vers cette grande lumière. Elle ne se réfugiait pas au creux de sa souffrance, mais essayait par ses propres moyens d’analyser son état mental avec la logique et la raison qui lui coulaient dans les veines.

Ainsi s’écoulèrent presque deux années. Avec le temps, les visions de Maria s’étaient estompées et elle avait cessé de fixer constamment les œuvres de Proust. Sa vie était sur le point de retrouver l’équilibre, même si elle savait que jamais plus les choses ne seraient comme du vivant de sa mère. Puis, un matin, elle se réveilla tôt et jeta un œil à la bibliothèque.

Tout était comme à l’habitude.

À moins que…

Elle regarda à nouveau les livres.

Elle fut saisie de vertige en découvrant que Du côté de chez Swann, le premier volume, manquait sur l’étagère. Elle s’approcha lentement et le trouva par terre.

Elle n’osa pas le toucher, mais s’agenouilla pour scruter la page ouverte et se mit à lire :

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encore bleu…

9

Sigurdur Oli arriva au travail en toussant et se moucha avec élégance dans un kleenex qu’il sortit de sa poche. Il précisa qu’il ne supportait plus de rester à traînasser comme ça chez lui même s’il n’était pas encore pleinement remis de cette satanée grippe. Il portait un imperméable d’été tout neuf de couleur claire malgré le froid de l’automne. Il était passé à la salle de gym et chez le coiffeur ce matin même, dès l’aube. Quand il croisa Erlendur, il avait donc l’air fringant, comme à son habitude, en dépit de son incomplète guérison.

– Alors, tout est honky dory ? demanda-t-il.

– Comment vas-tu ? lui rétorqua Erlendur en faisant abstraction de cette expression dont Sigurdur Oli savait parfaitement qu’elle lui portait sur les nerfs.

– Eh bien, comme ci comme ça. Quoi de neuf ?

– Rien que du vieux. Alors, tu vas retourner vivre avec elle ?

Erlendur avait posé la même question à Sigurdur Oli avant que ce dernier ne soit terrassé par la grippe. Il appréciait beaucoup Bergthora, la femme de son collègue, et regrettait la tournure qu’avaient prise leurs relations. Les deux hommes avaient un peu discuté des raisons de la séparation et Erlendur avait eu l’impression, à entendre Sigurdur Oli, que tout espoir n’était pas perdu. Cela dit, il avait ignoré sa question et n’y répondait pas non plus maintenant. Il supportait difficilement qu’Erlendur s’immisce dans sa vie privée.

– On m’a dit que tu étais encore plongé dans des histoires de disparition, observa-t-il avant de s’éclipser dans le couloir.

Ils étaient moins occupés que d’habitude et Erlendur avait ressorti les dossiers concernant les trois disparitions qui avaient eu lieu à un intervalle rapproché presque trente ans plus tôt. Les documents étaient posés sur son bureau. Il se rappelait clairement les parents de la jeune fille. Il était allé les voir deux mois après que la disparition eut été signalée, alors que les recherches ne donnaient aucun résultat. Ils étaient venus d’Akureyri, des amis qui s’étaient absentés leur avaient prêté leur maison à Reykjavik. Il était visible qu’ils avaient enduré un véritable supplice depuis la disparition de leur fille. La femme avait le visage fatigué, les traits tirés, le mari n’était pas rasé, il avait des poches sous les yeux. Ils se tenaient par la main. Erlendur savait qu’ils étaient allés consulter un psychologue. Ils se reprochaient ce qui était arrivé ainsi que leur long périple en Asie au cours duquel ils n’avaient gardé qu’un contact très irrégulier avec leur fille. Ce voyage était un vieux rêve du couple qui avait toujours désiré visiter l’Extrême-Orient. Ils avaient parcouru le Japon et la Chine et s’étaient même aventurés jusque loin à l’intérieur de la Mongolie. Leur dernier échange avec leur fille avait consisté en une conversation téléphonique entrecoupée, passée depuis un hôtel de Pékin. Il leur avait fallu commander cette communication vers l’international longtemps auparavant et la liaison était médiocre. Leur fille leur avait dit que tout allait bien de son côté et qu’elle avait hâte de les entendre raconter leur voyage.