– C’est la dernière fois qu’on lui a parlé, avait précisé la femme d’une voix basse quand Erlendur était venu les voir. Nous ne sommes rentrés en Islande que deux semaines plus tard et, à ce moment-là, elle avait disparu. On l’a rappelée en arrivant à Copenhague et aussi quand nous nous sommes posés à Keflavik, mais elle n’a pas répondu. Et quand nous sommes allés chez elle, elle avait disparu.
– En fait, on n’avait pas vraiment accès au téléphone avant notre retour en Europe, résuma l’époux. Là, on a essayé de l’appeler, mais elle n’a pas répondu.
Erlendur avait hoché la tête. Les recherches de grande envergure entreprises pour retrouver Gudrun, que tout le monde appelait Duna, n’avaient donné aucun résultat. On avait interrogé ses amis, ceux qui étudiaient avec elle à l’université et les membres de sa famille, mais personne n’avait été capable d’expliquer sa disparition ni d’imaginer ce qui avait bien pu lui arriver. On avait fouillé le littoral de Reykjavik et des alentours, des zodiacs avaient été pris pour explorer les abords des côtes et des plongeurs avaient effectué des recherches en mer. Personne ne semblait avoir vu son Austin Mini où que ce soit, on l’avait cherchée partout autour de Reykjavik, sur la route vers le nord et vers Akureyri, sur les principaux axes routiers, en vain.
– Elle avait acheté cette voiture dans le Nord, c’était un vrai tacot, avait noté le père. On ne pouvait y entrer que par la portière du conducteur, l’autre était bloquée, il était impossible d’abaisser les vitres et le coffre refusait de s’ouvrir. Malgré cela, elle en était contente et s’en servait énormément.
Les parents avaient parlé à Erlendur des centres d’intérêt de leur fille. L’une de ses passions était l’observation de milieux lacustres. Elle étudiait la biologie et s’intéressait particulièrement à la vie aquatique. On avait orienté les recherches en fonction de cette donnée et examiné les lacs des environs de Reykjavik, d’Akureyri et sur le trajet entre ces deux villes, sans résultat.
Erlendur leva les yeux du dossier. Il ignorait où ces gens-là se trouvaient à présent. Probablement vivaient-ils toujours à Akureyri, ils devaient avoir plus de soixante-dix ans, étaient certainement à la retraite et Erlendur espérait qu’ils profitaient de leur vieillesse. Il leur était arrivé de le contacter de temps à autre au cours des premières années, mais il y avait bien longtemps qu’ils ne s’étaient plus manifestés.
Il attrapa un second dossier. La disparition du jeune homme de Njardvik semblait avoir une explication plus évidente. Il était parti en tenue légère pour rejoindre le village voisin et, bien que le trajet soit court, une violente tempête de neige s’était abattue, qui semblait tout simplement l’avoir englouti. Probablement avait-il été pris par la mer, emporté par l’une de ses déferlantes. Son état d’ébriété, qui avait été décrit comme passablement avancé, avait diminué ses capacités à se tirer d’affaire, altéré son bon sens, réduit sa force physique et sa volonté. Les brigades de sauveteurs des environs, des parents et des amis du jeune homme avaient parcouru toute la côte depuis le phare de Gardskagi jusqu’au cap d’Alftanes les premiers jours. L’homme n’avait laissé derrière lui aucune piste visible. En outre, on avait, à plusieurs reprises, dû repousser les recherches à cause du temps déchaîné. Mais tout cela n’avait servi à rien.
Erlendur avait contacté Karen, l’amie de Maria, pour lui dire qu’il avait écouté la cassette qu’elle lui avait remise à son bureau. Ils avaient discuté tous les deux un long moment et Karen lui avait communiqué les noms de quelques personnes que Maria avait connues. Elle ne lui avait pas demandé les raisons qui le poussaient à vouloir examiner cette affaire avec plus d’attention, mais avait semblé satisfaite de sa décision.
L’un de ceux que Karen lui avait indiqués était un certain Ingvar auquel Erlendur décida de rendre visite. L’homme le reçut correctement et ne fit aucune remarque sur les raisons avancées pour justifier l’intérêt qu’il portait à Maria. Leur rencontre eut lieu en fin d’après-midi, alors que des averses glaciales s’abattaient sur la ville. Erlendur expliqua que la police islandaise participait à une étude de grande envergure sur le phénomène du suicide, menée en collaboration avec les autres nations nordiques. Ce n’était pas tout à fait un mensonge. Une étude de ce type était effectivement en cours sous l’égide des ministères des Affaires sociales des pays nordiques et la police transmettait les informations dont elle disposait. L’objectif était de parvenir à cerner la racine du problème, comme le formulait un rapport venu de Suède : on examinait les causes du phénomène, sa répartition en fonction des groupes d’âge, du sexe et du statut social afin de dégager d’éventuelles constantes.
Ingvar écouta Erlendur avec intérêt pendant que ce dernier débitait ces explications. Il était âgé d’une soixantaine d’années, c’était un vieil ami de la famille et de Magnus, le père de Maria. Erlendur vit en lui un homme assez terne et discret. Il était évidemment encore sous le choc. Il avait assisté aux obsèques de Maria, qu’il décrivait comme une belle femme. Il lui semblait incompréhensible que cette gamine ait opté pour une solution aussi radicale.
– Je savais bien qu’elle allait mal.
Erlendur avala une gorgée du café que son hôte lui avait offert.
– J’ai cru comprendre qu’elle a été très marquée par la mort de son père, dit-il en reposant sa tasse.
– Extrêmement, confirma Ingvar. D’ailleurs, aucun enfant ne devrait avoir à subir cela. Elle a assisté à toute la scène.
Erlendur hocha la tête.
– Magnus et Leonora avaient acheté ce chalet d’été peu après leur mariage, poursuivit Ingvar. Ils nous y invitaient souvent pour le week-end, moi et ma regrettée Jona, ma chère femme. Magnus passait pas mal de temps sur l’eau. Il avait la manie de la pêche et pouvait rester des jours entiers sur cette barque. Ça m’arrivait de l’accompagner. Il avait tenté d’y intéresser la petite Maria, mais elle refusait de le suivre. Ça valait aussi pour Leonora. Elle n’est jamais allée à la pêche avec lui.
– C’est-à-dire qu’elles n’étaient pas à bord au moment du drame ?
– Non, non. Magnus était tout seul, vous pourrez d’ailleurs lire cela dans vos procès-verbaux. Dans ce temps-là, il y avait très peu de gens qui prenaient la précaution d’enfiler un gilet de sauvetage ou même qui en possédaient un. Magnus n’en avait pas pris pour cette sortie sur le lac. La barque était pourtant équipée de deux gilets, mais il affirmait toujours qu’il n’avait pas besoin de ça et il les laissait à terre dans l’abri à bateaux. La plupart du temps, il s’éloignait très peu de la rive.