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– Et cette fois-ci il s’est aventuré un peu plus loin ?

– En effet, c’est ce que j’ai cru comprendre. Le froid était particulièrement mordant. C’était en cette saison, à l’automne.

Ingvar marqua une pause.

– J’ai perdu ce jour-là un de mes plus chers amis, reprit-il, pensif.

– Ce sont des choses douloureuses, commenta Erlendur.

– Sa barque était équipée d’un moteur hors-bord. La police nous a expliqué que l’hélice s’était détachée, l’embarcation était immobilisée et n’avait plus de gouvernail. Magnus n’avait pas emporté de rames avec lui et, quand il avait entrepris de bricoler le moteur, il était tombé par-dessus bord. Il était plutôt gras, sédentaire et fumait beaucoup, ça n’a probablement pas aidé. Leonora m’a dit que le vent s’était renforcé, qu’il descendait en bourrasques glacées depuis la montagne Skjaldbreidur, la surface de l’eau était hérissée d’embruns et Magnus s’est noyé en un clin d’œil. Le lac de Thingvellir est très froid à cette période. On n’y survit que quelques minutes.

– Oui, évidemment, convint Erlendur.

– Leonora m’a raconté que la barque ne se trouvait pourtant qu’à environ cent cinquante mètres du rivage. La petite et elle n’ont pas vraiment vu ce qui s’est passé. Elles ont simplement vu Magnus se débattre dans l’eau, ont entendu ses cris, qui se sont rapidement tus.

Erlendur regarda par la fenêtre du salon. Les lumières de la ville scintillaient sous la pluie. La circulation était plus dense, ils l’entendaient bourdonner à l’extérieur.

– Sa mort a évidemment beaucoup marqué la mère et la fille, poursuivit Ingvar. Leonora ne s’est jamais remariée, elle et Maria ont toujours habité ensemble, même après le mariage de la gamine. À ce moment-là, son mari, le médecin, s’est tout simplement installé avec elles.

– Vous savez si elles étaient croyantes ?

– Je crois que Leonora a trouvé une certaine consolation dans la foi après l’accident de Thingvellir. La religion l’a aidée, tout comme sa fille, je suppose. Maria était une enfant très facile, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle n’a jamais causé le moindre souci à sa mère. Elle a rencontré ce médecin qui me semble être un brave homme. Je le connais très peu, mais j’ai discuté avec lui après le décès de Maria, il était très affecté, bien sûr. Tous ceux qui la connaissaient le sont.

– Elle avait étudié l’histoire, glissa Erlendur.

– Oui, elle s’intéressait beaucoup au passé, lisait énormément, elle tenait ça de sa mère.

– Vous connaissez son domaine de prédilection dans le champ historique ?

– Non, je l’ignore tout à fait, répondit Ingvar.

– L’histoire des religions, peut-être ?

– Eh bien, il me semble qu’après le décès de sa mère elle s’est passionnée pour la vie après la mort. Elle s’est plongée dans le spiritisme, les idées que l’humanité avait développées sur la vie après la mort et ce genre de choses.

– Savez-vous si Maria serait allée consulter des médiums ou des voyants ?

– Non, je n’en ai aucune idée. En tout cas, elle ne m’en a jamais parlé. Vous avez posé la question à son mari ?

– Non, répondit Erlendur. Cette idée vient juste de me traverser l’esprit. Avez-vous remarqué si elle était particulièrement dépressive ? Vous auriez pu vous imaginer que cela se terminerait comme ça pour elle ?

– Non, pas du tout. Je l’ai rencontrée quelques fois, j’ai discuté avec elle au téléphone, mais il ne me semblait pas en l’entendant parler que cela finirait par… Au contraire, j’avais l’impression qu’elle était sur la bonne voie. La dernière conversation que j’ai eue avec elle remonte à quelques jours avant qu’elle ne… avant son geste. Cette fois-là, elle m’a semblé plus résolue qu’elle ne l’avait été bien souvent, disons qu’elle m’a semblé plus optimiste. J’ai eu l’impression qu’elle allait mieux. Mais bon, j’ai cru comprendre que c’est parfois ce qui arrive.

– Quoi donc ?

– Que les intéressés se sentent mieux après avoir pris la décision.

– Vous pouvez imaginer les conséquences de l’accident de Thingvellir sur sa personnalité alors qu’elle était encore si jeune ?

– On ne peut évidemment pas se mettre à sa place. Ce qui est arrivé, c’est que Maria s’est littéralement collée à sa mère, qui lui a procuré un sentiment de sécurité et donné la force de surmonter le drame. Les premiers mois et même les premières années, elle supportait à peine que Leonora la quitte des yeux. Il est évident que ce genre d’événement vous marque de façon indélébile et qu’il vous suit tout le reste de votre vie.

– Oui, convint Erlendur. Elles se sont unies dans la douleur de ce deuil.

Ingvar ne répondit rien.

– Savez-vous pourquoi le moteur est tombé en panne ? demanda Erlendur.

– Non, l’hélice se serait détachée, apparemment. On n’en sait pas plus.

– Peut-être Magnus l’avait-il bricolé ?

– Magnus ? Impossible, il n’y connaissait rien en mécanique. Je ne l’ai jamais vu toucher à un moteur. Si vous désirez en savoir plus sur la question, vous pouvez aller interroger sa sœur, Kristin. Elle pourra peut-être vous répondre. Allez la voir.

Le même jour, Erlendur rendit visite à un ancien camarade d’école de Maria. Ce dernier, prénommé Jonas, était directeur financier dans une entreprise de produits pharmaceutiques où il occupait un bureau spacieux. Il était vêtu d’un sublime costume sur mesure et portait une cravate d’un jaune criard. C’était un homme svelte, de haute taille, avec une barbe de trois jours : il avait un petit air de Sigurdur Oli. Erlendur avait appelé au téléphone ce Jonas qui s’était un peu étonné de le voir enquêter sur le suicide de son ancienne camarade d’école. Il lui avait demandé en quoi il était lié à cette affaire, mais aucune de ses questions n’avait plongé le policier dans l’embarras.

Erlendur attendait que Jonas en ait terminé avec l’appel auquel il lui avait affirmé ne pouvoir se soustraire, un coup de fil important, passé depuis l’étranger, lui avait-il confié. Il s’occupait donc en détaillant la photo sur la bibliothèque qui représentait une femme accompagnée de trois enfants : la famille du directeur financier, supposait-il.

– Oui, vous veniez me voir au sujet de Maria, ce que j’ai entendu dire est bien vrai ? commença Jonas quand il eut enfin reposé le combiné. Elle s’est vraiment suicidée ?

– C’est exact, confirma Erlendur.

– Je n’arrive pas à le croire, observa Jonas.

– Vous l’avez connue au lycée, c’est ça ?

– Nous avons passé trois années ensemble, deux au lycée et une à la fac. Elle a étudié l’histoire, comme vous le savez sûrement. C’était le genre intello, toujours dans les livres.

– Ensemble, vous voulez dire que vous viviez tous les deux ou bien que… ?

– Oui, la dernière année. Ensuite, j’en ai eu ma claque.

Jonas se tut. Erlendur attendait la suite.

– C’est que… Enfin, à vrai dire, sa mère s’immisçait constamment dans notre vie, reprit Jonas. Et le plus étrange, c’est que Maria n’y trouvait jamais rien à redire. Je suis allé m’installer chez elle, là-haut à Grafarvogur, mais je n’ai pas tardé à jeter l’éponge. Leonora était omniprésente et j’avais l’impression de ne jamais avoir le moindre moment d’intimité avec Maria. Je lui en ai parlé, mais elle ne voyait pas où était le problème, elle voulait avoir sa mère à ses côtés, un point c’est tout. On a eu une petite dispute à ce sujet, puis j’ai fini par ne plus supporter tout ça et j’ai fait mes bagages. Je ne sais même pas si Maria a regretté mon départ. Je ne l’ai guère revue depuis.