– Non, nous n’avons aucun élément nouveau, répondit Erlendur. Mais je crains que son père ne soit arrivé au terme de sa vie. C’est la dernière occasion qui nous est donnée de tenter quelque chose avant qu’il nous quitte.
– Ça m’arrive parfois de penser à lui, observa l’avocat, du nom de Thorsteinn. David et moi, on était de grands amis et c’est très triste qu’on ne soit jamais parvenu à élucider cette affaire. Vraiment très triste.
– Je pense qu’on a fait tout ce qui était en notre pouvoir, plaida Erlendur.
– Je n’en doute absolument pas. Je me souviens de la passion qui vous animait. Vous étiez accompagné d’un autre policier, une femme… ?
– Marion Briem, précisa Erlendur. C’est nous qui étions chargés de l’enquête. Marion est depuis décédée. J’ai relu ces vieux dossiers récemment. Vous étiez à la campagne lorsqu’il a disparu.
– En effet, mes parents sont originaires du village de Kirkjubaejarklaustur, dans le Sud. J’étais parti là-bas avec eux. On y est restés une semaine environ. À mon retour, j’ai appris pour David.
– Vous aviez évoqué, à l’époque, une conversation que vous aviez eue au téléphone avec lui, c’était la dernière fois que vous lui parliez. Vous vous trouviez à Kirkjubaejarklaustur. Il vous avait appelé là-bas.
– Oui, il m’a demandé quand je rentrais à Reykjavik.
– Il voulait vous confier quelque chose.
– C’est exact.
– Mais il avait refusé de vous dire de quoi il s’agissait.
– Tout à fait. Il s’était montré très mystérieux, mais il avait l’air content. Ce qu’il voulait me raconter n’avait rien d’une mauvaise nouvelle, au contraire. Je l’ai un peu cuisiné. Il a ri et m’a dit de ne pas m’inquiéter, que j’allais bientôt tout savoir.
– Et il semblait heureux ?
– Extrêmement.
– Je me souviens que nous vous avons déjà posé ces questions à l’époque.
– En effet et je ne vous ai pas été d’un grand secours, pas plus que maintenant, d’ailleurs.
– Mais vous nous aviez aidés en nous racontant cela, en nous disant qu’il voulait vous apprendre une nouvelle très gaie.
– Oui.
– Ses parents non plus ne savaient pas du tout de quoi il pouvait s’agir.
– Non, j’ai l’impression qu’il n’avait parlé de ça à personne.
– Avez-vous aujourd’hui une idée plus précise de ce que ça pouvait être ?
– Rien que de vagues hypothèses. Bien des années plus tard, je me suis dit que ce devait être une fille, qu’il avait rencontré une fille dont il était tombé amoureux, mais je n’en ai aucune certitude. Je crois que cette idée ne m’est venue que quand j’ai revu Gilbert.
– David n’avait pas de petite amie au moment de sa disparition ?
– Non, aucun d’entre nous n’en avait, répondit l’avocat en esquissant un sourire. Je crois bien que, de toute façon, il aurait été le dernier à se trouver une amoureuse. Il était affreusement timide. Vous avez interrogé Gilbert ?
– Gilbert ?
– Il a déménagé au Danemark à l’époque où David a disparu. Depuis, il est rentré en Islande, il est revenu s’installer ici. Je viens juste d’y penser, c’est peut-être le seul d’entre nous à ne jamais avoir été interrogé.
– Ah, j’y suis, je m’en souviens vaguement, répondit Erlendur. Je crois en effet qu’on n’est jamais arrivés à le rencontrer.
– Il avait l’intention de travailler dans un hôtel à Copenhague pendant une année, mais il s’est tellement plu là-bas qu’il s’y est installé. Il a épousé une Danoise. Il doit être rentré au pays depuis une dizaine d’années. Il me donne des nouvelles de temps en temps. Il me semble qu’un jour il a laissé entendre que David avait une liaison amoureuse. Enfin, c’est ce que pensait Gilbert, mais c’était quelque chose de très vague.
– Très vague ?
– Oui, très.
Valgerdur, l’amie d’Erlendur, l’appela dans la soirée, alors qu’il avait terminé son repas et s’était assis dans son fauteuil avec un livre. Elle s’efforça de le convaincre de l’accompagner pour voir une pièce. Une comédie très populaire était à l’affiche au Théâtre national, elle voulait y assister et désirait qu’Erlendur l’accompagne. Ce dernier rechignait, il s’ennuyait au théâtre. Elle n’était pas non plus parvenue à le traîner au cinéma. La seule distraction qui ne le rebutait pas complètement était les concerts : le chant choral, les solistes et les orchestres symphoniques. Dernièrement, il était allé avec elle à une soirée où se produisait une chorale d’hommes et de femmes venus de la vallée de Svarfadardalur. L’une des cousines de Valgerdur chantait et Erlendur avait apprécié. Il s’agissait de poèmes de David Stefansson, mis en musique.
– Je t’assure que c’est une pièce très drôle, plaida Valgerdur à l’autre bout du fil. Une comédie légère. Ça te fera le plus grand bien.
Erlendur grimaça.
– D’accord, céda-t-il. C’est quand ?
– Demain soir, je passe te prendre.
Il entendit qu’on frappait à sa porte et prit congé de Valgerdur. Eva Lind se tenait dans le couloir, accompagnée de Sindri. Ils lancèrent un bonsoir à leur père et entrèrent s’asseoir au salon où ils prirent chacun une cigarette.
– Qu’est-ce que tu as donc dit à la bande du dessus, je n’ai pas entendu le moindre bruit depuis que tu es monté leur parler.
Sindri sourit. Erlendur s’était étonné de ne plus entendre le hard-rock de l’étage supérieur et se demandait ce que son fils pouvait bien être allé raconter à ces gens qui manifestaient enfin quelque respect pour leurs voisins.
– Ah ah, ils sont parfaitement inoffensifs, la fille a un piercing au sourcil et le gars se la joue à fond. Je leur ai dit que tu étais encaisseur. Que tu faisais régulièrement des séjours en taule pour coups et blessures et que tu ne supportais pas le bruit.
– Je commençais à me demander s’ils n’avaient pas déménagé, observa Erlendur.
– Espèce d’idiot, s’agaça Eva Lind en lançant à son frère un regard désapprobateur. Tu mens, maintenant ?
– Ils faisaient un vacarme infernal, rétorqua Sindri en guise d’excuse.
– Alors, tu as réfléchi ? interrogea Eva Lind. Pour maman. Tu vas la rencontrer, oui ou non ?
Erlendur ne lui répondit pas immédiatement. Il avait eu un peu de temps pour réfléchir à la proposition de sa fille. Il n’avait pas la moindre envie de rencontrer son ex-femme, la mère de ses enfants, mais il voulait éviter d’afficher un franc mépris face à l’initiative d’Eva et à son enthousiasme.
– Qu’est-ce que ça t’apportera ? demanda-t-il.
Erlendur observait à tour de rôle le frère et la sœur, assis face à lui sur son canapé. Leurs visites étaient de plus en plus fréquentes. Après son retour à Reykjavik des fjords de l’Est où il avait travaillé dans le poisson, Sindri avait renoué contact. Quant à Eva Lind, elle venait le voir plus souvent depuis qu’elle avait diminué sa consommation de drogue. Il appréciait beaucoup leurs visites, surtout quand ils passaient ensemble. Il aimait voir les relations qui unissaient ses deux enfants. Il constatait d’ailleurs qu’elles étaient excellentes. Eva Lind était la grande sœur qui commandait et tenait parfois le rôle de l’éducatrice. Quand quelque chose lui déplaisait, elle en informait clairement Sindri. Erlendur soupçonnait que le garçon avait parfois été sous la responsabilité de son aînée quand ils étaient enfants. Sindri ne mâchait pas ses mots quand il lui répondait, mais ne manifestait envers elle ni méchanceté ni animosité.
– Je crois que ça vous ferait du bien à tous les deux, répondit Eva Lind. Je ne comprends pas pour quelle raison vous n’arrivez même pas à discuter.